mercredi 26 avril 2017

avec tous ces nuages dedans





"Et dans ce geste de lire, on peut toucher du bout des doigts 
le cœur dissimulé qu'un autre avait tenté d'y écrire."

Tieri Briet, fixer le ciel au mur


Au moment de rentrer à vélo, après quelques heures à repeindre l'abri, au jardin chez mon oncle, on s'est dit qu'on n'allait pas aller droit au but, mais plutôt profiter de cette belle fin d'après-midi pour faire une boucle le long de l'Arnon.

Arrivés en haut du Cotabon, on a vu la Cri-Cri et la Lulu, venant chacune de son jardin, s'asseoir exactement en même temps, l'une à côté de l'autre, sur un petit muret. Chorégraphie parfaite. On n'a pas résisté et on s'est arrêtés, récompensés par l'histoire de la Lulu et de papy Charly, une amourette de montagne qui s'était transformée en idylle au pied-du-jura.

"C'était trop court, mais il avait des problèmes de cœur. Il avait dix-sept ans de plus que moi. On s'est aimé de 79 à 85."

Lulu l'évoquant avec encore des chatouilles dans le ventre et la Cri-Cri répétant "c'est vrai qu'il était gentil ce papy Charly".

"Je l'ai rencontré quand j'étais aux Diablerets avec mon p'tit fils. J'avais bien vu qu'il me regardait, ce p'tit bonhomme. J'me suis dit qu'il irait bien avec moi, parce que pour pas grand, il était pas grand. Pis une fois il s'est décidé à me demander si je voulais aller voir son joli buisson de fleurs. J'y suis allé. Pis là il m'a demandé si j'avais envie de voir son joli appartement. Je m'suis dit qu'j'étais bonne, que ça chauffait. Et pis voilà, après il est venu habiter ici, mais ça n'a pas duré assez longtemps. C'est comme ça."

La Cri-Cri disait à Vale "c'est trop joli. Tu verras qu'mon artiste, y va écrire ça en rentrant".

Elle avait presque raison, je l'ai fait quelques jours plus tard, au milieu d'une nuit chez le couple Y. Un endroit qui m'est un refrain pour quelque temps, puisque j'y assure, avec trois autres personnes, une présence en continu.

Mr et Mme Y ne voient et n'entendent presque plus rien. Lui a qui plus est des problèmes de démence, variables mais conséquents.

Quand j'y suis, je réalise encore plus combien l'écriture, même furtive, même anecdotique, offre un point d'appui sur le réel. Un rebond et une caresse. Noter certaines fulgurances ou certaines béances patinent différemment le temps qui n'en finit parfois pas de ne pas passer et permet de prendre un peu de recul avec les moments plus délicats.

L'attention aux mots, des siens et des autres, confère une épaisseur au réel et à la relation, alors que la vulgarité et l'arrogance ne parviennent qu'à les salir.

Il n'y a qu'à regarder à quoi ressemble la présidentielle française.

J'aime mieux sauver quelques paroles de monsieur Y:

"Quand on devient malvoyant, on commence à voir des choses qui n'existent pas."

"J'ai entendu parler de moteurs qui sont chargés de charger les oreilles."

"Le ciel a l'air de vouloir se résorber, avec tous ces nuages dedans."

mercredi 5 avril 2017

comme on n'oserait plus


Elle avait envie de viser Combremont. Pour une fois, c'était elle qui allait faire une tournée en enfance. Juste avant d'y arriver, elle nous a raconté que c'était son grand-père Gottfried qui avait quitté la Suisse-allemande pour venir ici, sa femme enfantant pas moins de quatorze fois.

Maintenant, il est dans un angle du cimetière, Gottfried, sous un cyprès qui mesure plusieurs mètres.

Un peu plus loin, il y a tante Anna et tante Emma, respectivement 94 et 91 ans.

"Ben moi, j'vais pas arriver jusque là, mais j'm'en fous", a dit la Cri-Cri, qui soufflera ses 84 bougies cet été.

Il y a aussi Berta, "qui n'a vraiment pas été gentille avec moi". (Maintenant que je l'écris ici, je me demande si ce n'est pas à son enterrement que ma maman a reçu une gifle pour avoir osé cette déroutante vérité d'enfant: "Pourquoi est-ce qu'il y a des gens qui pleurent, elle était tellement méchante, cette dame?!?")

Je me suis arrêté devant la tombe des époux Parriaux, amusé de voir inscrit Instituteurs juste sous leurs noms.

"C'est lui, c'est eux qui m'ont fait aimer la musique. Elle, c'était une pianiste virtuose. Pis lui, c'était un prof comme on n'oserait plus. Quand on jouait au foot, c'est tout juste s'il me disait pas de bouger mon cul."

Parlant de musique, elle ne passera pas "L'Octave", au nom prédestiné, sous silence, "c'est lui qui m'glissait un franc de temps en temps, mais en cachette, parce que si la Berta avait su, y se s'rait fait ruper. C'était une calure, il a été secrétaire communal des années. Il aurait voulu être notaire, mais son père a dit que comme ils avaient de la terre ici, il devait rester ici. C'est chez lui que j'ai entendu mon premier gramophone. Du Bovet." 

Elle a ensuite chantonné quelque chose, peut-être "La Marche des petits oignons" ou alors "La fanfare du printemps". Elle a levé la tête, signalant que "les pinsons s'en donnent à cœur joie" ce qui lui a rappelé que "l'oncle Maurice nous envoyait chercher les petits corbeaux pour les cuisiner. C'était délicieux. Tante Anna, c'est les petits blaireaux et les petits renards qu'elle nous a appris à manger."

En mettant au propre, un mois plus tard, les notes prises ce jour-ci, je sens à nouveau parfaitement ses yeux et sa voix humides, quand on a débouché au sommet d'une colline d'où on avait un coup-d’œil panoramique sur tout ce qui s'offre au regard depuis certains endroits du Jorat:

"Cette vue, j'm'en souviens. Pas tant du fait qu'on a eu froid et faim, pis qu'on devait sortir pour aller aux toilettes, mais cette vue, oui, c'est ça qui m'a le plus manqué, quand on s'est installés à Champagne. Pourtant maintenant tu sais combien je l'aime, mon pied-du-jura."

Elle a d'abord pensé au Château de Vuissens, pour croquer une morce, mais quand on y est arrivés, que j'ai vu l'accoutrement des clients, j'ai proposé qu'on opte pour un chouilla moins guindé.

Alors on est allés à l'Étoile de Combremont, et on a rudement bien fait. La Cri-Cri nous a encore réservé quelques sorties dont elle a le secret, me disant que j'avais "la pissotière en déroute", quand je m'éclipsais pour aller au petit coins, et disant à Vale, contemplant ses cheveux, qu'elle adorait son "aguillée de sicstus."

On en était au café quand sont passées devant nous une de ses amies de classe et sa sœur. Émotions à la buvette, dirait l'autre. Elles ont tchatché un p'tit coup, rien de trop, mais la Cri-Cri était de nouveau dans tous ses états.

"Vous savez que les deux, enfin surtout la sœur, c'était une sacrée bombe quand elle était jeune. Pas beaucoup d'mecs qui se retournaient pas sur son passage, j'peux vous dire."

Elle n'a pas ajouté que c'était tout pareille pour elle, mais moi je le sais, de même que la fois où celui qui deviendra son Georgy et mon grand-papa ira jusqu'à Zürich (en montant d'abord à Ste-Croix, histoire de se chauffer) pour la voir (elle y était fille au paire), espérant bien passer alors aux choses sérieuses, mais il n'aura au bout des coups de pédale même pas le droit à un baiser appuyé, elle prenant la fuite dès qu'il commencera à avoir les mains trop baladeuses.

Il tentera à nouveau sa chance, ils officialiseront tout ça, pis alors Clé-Clé, Boule, Kojak, Hédi, Nicole, Leila, moi, Sindy, Lolo, Habiba, Lucie, Zied et Dalil; série en cours.