dimanche 15 mai 2016

un regard à quoi accrocher ses paroles

« C’est seulement la soupe que je n’aime pas. » Il faisait de grands gestes des bras, agitait l’ensemble de son corps avec une certaine grâce. Buvait de temps en temps une gorgée, mordait dans son bocadillo. Il avait tout un public pour lui, mais personne ne lui prêtait attention, chacun était occupé à manger ses tapas et à se désaltérer.

« C’est seulement la soupe que je n’aime pas. » Il répétait ça un peu comme un mantra, cherchant un regard à quoi accrocher ses paroles. Mais non, rien, personne, elles continuaient de se noyer dans son pichet de plus en plus vide, de rejoindre les miettes éparpillées autour de son assiette. Lui semblait ne pas s’en préoccuper. Ses mots pouvaient bien aller s’échouer où bon leur semblerait, tant qu’on ne lui donnait pas de soupe, il pourrait continuer sa chorégraphie sans grande contrariété.

On en a croisé plusieurs comme ça, dans un état de décrépitude plus ou moins avancé. Faut dire aussi qu’on les cherchait un peu, à force de n’entrer que dans des cafés avec vues sur le passé.

J’ai pris comme toujours un malin plaisir à zigzaguer à pied dans des zones relativement excentrées, observant et flairant ce qui se laissait capter, m’asseyant longuement sur bancs et terrasses avec un journal ou un livre en guise de coussin (au propre) ou de couverture (au figuré).

J’ai aussi regardé des bouts de match, notamment la demi-finale entre le Bayern et l’Athlético, dominée outrageusement par des Allemands brillants et inspirés, sans succès. Deux jours plus tard, un chroniqueur de « La Vanguardia » rappelait combien il est vain de demander au foot que la justice soit respectée. Selon lui, quels que soient les choix tactiques opérés, ce qu’il faudrait se demander, étant donné qu'on n’est jamais sûr de gagner, c’est plutôt comment on aimerait perdre. 

Je me suis dit que dans le voyage, on était donc privilégiés, puisqu'il y a une manière simple, si ce n’est de gagner à chaque fois, pour le moins de ne jamais se perdre: il s’agit simplement de ne pas savoir où l’on veut aller. Même si à ce petit jeu-ci la manière compte aussi.

C’est sur ce principe qu’on a commencé à chercher deux billets pour traverser la Gouille Atlantique, et qu’on s’est retrouvés à en imprimer pour le Pérou, parce que finalement Trujillo, on s’est dit que c’était sans doute un excellent endroit pour se promener sans attentes particulières.

Eduardo Galeano, qui était un grand amateur de football, rappelle, dans son introduction aux «Enfants des jours », que les Mayas estimaient que c’est le temps qui fonde l’espace, pas l’inverse. J’ai donc été très content quand Vale m’a dit qu’elle ne trouvait pas Lima, dans les fuseaux horaires. Et puis de toute façon, comme on a décidé de le prendre, le temps, à nous de modeler notre environnement et notre manière de nous y fondre. 

Galeano ajoutait qu’il était certain que chaque journée recelait au moins une bonne histoire.

Le premier jour de notre arrivée, je suis allé la chercher en courant, la fleur-au-fusil (ou disons le sourire-au-basket), comme à mon habitude. J'ai visé la mer, confiant. Puis, petit à petit, je me demandais si c'était vraiment une bonne idée d'être là où je me trouvais. Il y avait quand même beaucoup de chiens et pas tellement d'être humains. Alors j'ai fait demi-tour, l'air de rien,

- Ne panique pas, couillon, autrement ils vont sentir que t'as les chocottes et s'exciter d'autant plus -

et suis reparti en direction de notre appartement. J'avouerai tout de même avoir ressenti un certain soulagement quand la zone des clébards zonards n'était plus qu'un souvenir poussiéreux dans ma tête de téméraire de la foulée urbanistique.

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