dimanche 29 mai 2016

de l'omniprésence des trompe-l'oeil



Celle qui était notre guide, pendant la randonnée jusqu’à la Laguna 69, enseigne aussi le Quechua. Elle m’a expliqué que c’est une langue plurielle (six variantes dialectales), "académiquement réglementée" mais difficile à écrire puisque certains sons ne correspondent à aucun signe. Elle m’a surtout dit combien la rendait triste le fait que de nombreux jeunes en aient honte, à tel point qu’ils refusent de la parler.

« Je tente de leur expliquer que c’est notre langue, davantage que l’espagnol, arrivé avec les colonisateurs, mais ils ne comprennent pas à quoi sert d’avoir une conscience historique, ni combien le Quechua dit mieux de nombreuses choses nous reliant à notre terre et à notre culture. »

Elle a continué en me disant que l’enseignement, ici, est de plus en plus privatisé, le secteur public perdant chaque année de son attrait et de sa valeur, que ce soit pour les élèves ou pour les enseignants. Quant aux deux candidats à la présidentielle en lice au deuxième tour (Keiko, d'origine japonaise, fille d'Alberto Fujimori, président du pays pendant dix ans, aujourd'hui en prison pour 25 ans à cause de tous les délits commis quand il était au pouvoir, et PPK, cousin de Godard, ayant des ascendances polonaises, allemandes, suisses et françaises), ils ne vont en rien changer quoi que ce soit à ce niveau-là. Le taux de votes blancs, au premier tour, a frôlé les 20%; c'est le chiffre officiel, mais il serait plus élevé selon certains.

- Dans un "collectivo" (petits bus qui sillonnent les villes), à Ayacucho, j'ai lu, par-dessus l'épaule d'une étudiante, un tract invitant à voter blanc "contre la farce électorale", pour indiquer dans les urnes qu'il y a 25 ans qu'une immense partie du peuple ne sent pas représenté par les gouvernements successifs. -

« Alors j’insiste auprès de ces jeunes pleins d’ambition qui dénigrent le Quéchua, je leur dis que s’ils deviennent avocat, ou peu importe quelle profession, il y a une partie des personnes qui vivent ici avec lesquelles ils ne pourront même pas parler. Parce que dans les petits villages, ici, bien des paysans ne comprennent pas vraiment espagnol. »

J'ai songé alors à la Tunisie, toujours présentée comme bilingue par ceux qui ont étudié et ceux qui la représentent à l’étranger, alors que je constate à chaque fois que je vais à Teboulba combien cela signifie mettre de côté une partie importante de la population, et du coup l'information qu'ils reçoivent, soit la base d'un système qui se veut démocratique.

La Tunisie s’est aussi invitée dans mes réflexions quand je lisais le dernier livre de Juan Marsé, « Esa puta tan distinguida » (« Cette pute si distinguée », un roman où, comme le dit l’auteur, « rien en lui n'est ce qui paraît, à commencer par le titre », qui fait référence à la mémoire). Le narrateur, qui doit écrire un scénario sur un fait divers datant des années 40, constate que bien des mots n’étant désormais plus soumis à la censure souffrent encore de l’interdit qui a pesé sur eux pendant des années. Ils ne parviennent pas à reprendre un sens qui ne soit pas comme perverti.

La liberté d'expression, au Pérou, nous a donné l'occasion de voir une manifestation contre l'autorisation du mariage gay, à Cusco. Au nom des lois de Dieu, qui a créé des hommes et des femmes pour qu'ils fassent des enfants, par pour qu'ils se comportent comme des déviants. Étrange de voir ces personnes, pour une bonne partie en habits traditionnels, défiler pour défendre des valeurs du Pérou calquées sur une religion qui s'est déversée dans tout le Continent avec une violence inouïe. Difficile de ne pas être infiniment triste en voyant des enfants d'à peine cinq ans tentant de porter des panneaux avec des slogans haineux.

"Quand les Espagnols sont arrivés pour défier les Incas, ils ont anéanti une civilisation qui avait un savoir immense, une connaissance vertigineuse des constellations et des connaissances fabuleuses en construction. Les Européens, quant à eux, pensaient encore que la terre était plate comme une pizza."

C'est ce que nous a dit, en riant, un guide de haute montagne rencontré dans une situation plutôt rocambolesque.

Juan Marsé, en introduction de son roman, dit pour sa part ceci:

"Je suis quelque chose de plus que laïque, je suis décidément anticlérical. Tant que l'église catholique ne demande pas pardon pour sa complicité avec la dictature franquiste, me déclarer anti-clérical est le moins que je puisse faire. Je jouis d'une "clergo-phobie" salutaire depuis ma plus tendre adolescence."

Lizza Bogado, une chanteuse paraguayenne, est venue en concert à Lima. Une bonne partie de son répertoire est en guarani, parce que quantité de choses qu'elle ressent, elle ne peut pas les dire en espagnol.

Tout ceci, à quoi s'ajoutent les slogans des candidats s'étalant partout, en ville ou à la campagne, sur le moindre centimètre disponible; 


eh bien tout ceci, je l'avoue, me donne plutôt envie d'apprendre le Quéchua que d'approfondir mon espagnol.

Je laisse le mot de la fin à Eduardo Galeano, par l'intermédiaire d'un des textes brefs de son recueil posthume "El caçador de historias":

« Quand les conquérants espagnols mirent pour la première fois le pied sur les sables de Yucatán, quelques natifs sortirent à leur rencontre.

Selon ce que conta le frère Toribio de Benavente, les Espagnols leur demandèrent, en langue castillane :

  - Où sommes-nous ?!? Comment s’appelle cet endroit ?!?

Et les natifs répondirent, en langue maya yucatèque :

   - Tectetán, tectetán.

Les Espagnoles entendirent :

       - Yucatán, Yucatán.

Et depuis lors, ainsi s’appelle cette péninsule.

Mais dans leur langue, les natifs avaient dit :

        - Je ne te comprends pas, je ne te comprends pas. »


3 commentaires:

  1. Je suis ravi de pouvoir lire ta première rencontre avec le Quechua et de suivre virtuellement vos beaux pas avec Vale sur un continent qui m'est cher :).

    Et ce d'autant plus qu'il survient sur la route de la belle Laguna 69 que je n'ai pas eu le plaisir de voir de mes propres yeux, mais que je peux encore et toujours rêver.

    Cela me rappelle une autre particularité de l'espagnol sud américain, du moins des Andes, assez directement lié à la colonisation.

    Celle-ci me laisse souvent songeur à l'université où l’exigence est de se conformer la norme de la péninsule ibérique dicté par la charmante Real Academia Española('vosotros'). Ce qui m'énerva alors un peu d'entrée de jeu puisque je revenais tout juste de l'Amérique latine.

    Mon frère d'accueil m'y avait un jour vivement repris au sujet de ce même pronom 'vosotros'. Il m'avait dit avec un regard entre fierté et énervement: "ici nous disons 'ustedes'" Je demandai pourquoi. Il me répondit simplement 'qu'ici on ne parle pas espagnol mais bolivien'.

    Et depuis, je l'avoue, j'y repense régulièrement. Il y avait comme un besoin de différenciation de l'ancien colonisateur. C'est un autre exemple des contrastes évidents sur lesquels vous tomberez certainement encore sans arrêt.

    Profitez :) Un beso y un abrazo

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  2. Merci pour ton écho, Alex, ça fait plaisir quand les pensées et les émotions se nourrissent à distance (c'est le lot de notre amitié, depuis dix ans qu'on se connaît en se voyant si peu ;-).

    Je dois t'avouer qu'on réfléchit sur comment prolonger l'élan, parce qu'il y a, dans la position de gringo avec sac à dos, quelque chose qui est diamétralement opposé à la manière dont j'aime entrer en relation et en réflexion.

    Et même si c'est certain qu'un trajet Ayacucho-Cusco, en bus, est un bon moyen pour appréhender toute la relativité de notre rapport à l'espace et au temps, les déplacements trop fréquents me frustrent bien plus qu'ils ne m'enrichissent.

    On va voir.

    Abraço (parce que pour l'instant, pour moi, ce terme est bien plus lisboéte que latino-américain)

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  3. Ah! t'es là. D'abord te lire. Et te suivre.

    Jean

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