jeudi 28 avril 2016

Pourquoi, vous nous visiez?!?

"Alors, m'sieur, on va contre l'hiver ou contre l'été?!? On sait plus, on va encore avoir de la neige et des merdolées, vous verrez. C't'année, c'est pas la première, tout est sens d'ssus d'ssous."

La scène se déroulait dans un tea-room de Vevey un peu défraîchi, le vieux gaillard était sur le départ.

"J'voulais vous donner kèkechose, parce que vous le méritez. J'étais sûr que j'avais 50 centimes en poche, mais rien; encore un coup du Diable."


Sa silhouette bossue, goutte au nez, était chapeautée d'un "Loupo" militaire servant normalement aux longues marches ou veillées d'hiver. Il s'en allait, scandant son avancée laborieuse à petits coups de béquilles.



C'était une de mes dernières matinées dans le coin, c'était dimanche et j'avais copié dans mon petit carnet quelques lignes de la chronique de Gallaz, dégotées en survolant Le Matin; il y déplorait les "représentations obsessionnelles du cadrage et de la cible qui règnent de nos jours à l'échelle de la planète."  



Sortir du cadre et de la cible, voilà ce qui se profilait pour Vale et moi; et puis cette histoire de cadre et de cible, ainsi que les adieux émus que nous allions enchaîner, tout ceci me fait penser à Bashung: 

"Je t'ai manqué? Pourquoi, tu me visais?" 

C'était le 20 mars, une semaine après, on filait en Italie, où on a virevoituré trois jours avant d'embarquer pour la Tunisie, à Civitavecchia, la ville où Stendhal a été Consul de France, la ville où il a commencé à écrire plusieurs livres qu'il n'a jamais terminés. 

La ville où j'ai pu, pour ma part, enfin remettre mes sandales tant aimées.



On avait opté pour la traversée en bateau depuis ce port situé pas très loin de Rome pour des raisons budgétaires, mais aussi pour tester nos matelas gonflables achetés en vue de nos périples outre-Atlantique. Comme je suis un champion du monde qui ne se refait pas, le mien était resté à Champagne. A l'heure de dormir, je me suis donc improvisé de quoi m'isoler un chouilla du sol ma foi bien froid, puis me suis recouvert les yeux avec un T-shirt, histoire d'échapper à une lumière plutôt agressive.

La nuit a un peu remué le bateau, ou l'inverse; le dodo a été approximatif et fugitif. Levé à l'aube, je n'ai pas manqué d'être impressionné par la petite assemblée, en retrait, en train de prier près d'un miroir. Je les regardais d'un œil, de l'autre je lisais "A quoi bon la révolution si je ne peux danser", d'Ece Temelkuran. Assez vite, dans le roman, une des protagonistes, une jeune danseuse tunisienne, déplore le fait que, tyran au pouvoir ou pas, le religieux se fait toujours sentir de tout son poids, et il y a encore bon nombre de cafés où elle n'a pas le droit d'aller, et puis sa famille rêve de la voir mener une vie normale, à savoir se marier et blablabla. 



On entendra, pendant et après notre séjour, des échos très différents au sujet de la contre-révolution. Il suffit de quelques discussions et d'un peu de sens de l'observation pour balayer les synthèses proposées un peu partout, qu'elles soient manichéennes ou pas.

Ça, c'est pour le côté de la réflexion; pour ce qui est des émotions, me concernant, je suis sur place très vite une espèce de cabinet de curiosités oscillant entre anxiété, amusement et désolation.

D'ailleurs, à peine arrivés à Tunis que déjà Vale 

"J't'ai jamais vu comme ça." 

constatait l'état étrange dans lequel me met ce pays, comme fermé sur moi-même à trouble tour, incessamment aux aguets. 

On était à la Goulette, où mon beau-frère allait venir nous récupérer; j'avais de la peine à profiter de la vue sur la mer qui, nous bordant, me débordait.

Le lendemain, cap sur Teboulba. Cette bourgade, où mon père a grandi, est l'antithèse du terme "accueillant". Un village de pêcheurs devenu une petite ville industrielle peuplée de regards peu bienveillants.

Nous y sommes restés une petite semaine, entre lectures, pseudo-mariage et vadrouilles-express; Vale prenant de plein fouet ce que c'est que de sentir absolument étranger quelque part. 



Et puis découvrir Sousse, en avril, sans touristes, avec tout juste quelques échoppes ouvertes, dans la médina, voilà qui n'améliorait pas la morosité ambiante.


On a fini notre séjour tunisien à Tunis, chez un de mes cousins. Il a eu la bonne, que dis-je? l'excellente idée de nous emmener pas très loin de Bizerte, où la nature verdoyante et des autochtones plus sereins ont contrasté joyeusement avec les heures parfois pénibles vécues auparavant.

On a repris la bateau avec la confirmation, pour moi, de cet étrange goût en souche, quand je me retrouve du côté paternel de mon sang. Réussirai-je un jour à nouer avec cette terre une certaine complicité? J'allais écrire "évidence", mais évidence il y a, et, de toute évidence, cela ne suffit pas. Il faudra(it) la langue, peut-être. 

Ou plus modestement m'en remettre aux propos de cet ami, qui m'a écrit 

- Je lui avais envoyé de Teboulba un poème traduit du portugais. Il s'agissait d'une adresse à ses livres de Manuel Antonio Pina; il leur y dit entre autres ceci: "Vous me prenez donc par la main, comme nous prennent par la main les enfants: sans s'en apercevoir."  - 

ne pas croire à la réconciliation avec soi dans son entier, que se tolérer suffisait largement.



"Ensuite, c'est un subtil équilibre à trouver entre la haine et l'ironie. Entre le combat et la grâce." C'est Joseph Incardona qui note ça dans Permis C

Pas dans le même contexte, encore que.



De retour en Suisse, il y a eu les derniers souffles, dans la configuration estampillée 2015-2016, du "goût de l'ignorance", un projet qui me tient tout particulièrement à cœur, et à propos duquel j'espère réussir à griffonner quelque chose.

Vendredi 22 avril, je prenais le train pour Paris, où j'avais envie de voir des personnes que j'aime, puis faisais un crochet par Bruxelles et Liège, pour les mêmes raisons. 


A côté de moi, quand je me rendais en Belgique, une fillette de 5 ans, qui dessinait un chat. 

"T'as vu, y dort comme mes feutres, quand j'les utilise pas?!?" m'a-t-elle annoncé. 

J'ai pensé à la petite Nora, qui prétend que je suis "dzimboum", parce que je dis toujours des bêtises. J'ai pensé à tous les migrants dormant dehors, à Paris; je me suis demandé s'ils dessinaient, quand ils étaient des enfants. Je me suis demandé s'ils avaient eu l'occasion d'être des enfants. Je me suis demandé comment ils faisaient pour ne pas devenir vraiment dzimbadaboum.



"Alors, m'sieur, on va contre l'hiver ou contre l'été?!? On sait plus, on va encore avoir de la neige et des merdolées, vous verrez. C't'année, c'est pas la première, tout est sens d'ssus d'ssous."





M'est souvent revenu en tête le drôle d'oiseau de Vevey, parce que pour ce qui est des "merdolées", j'ai été servi, surtout chez les compatriotes du grand Jacques; même eu le droit à des intermittences de grêle. Et puis quelques scènes ne débordant pas de joie de vivre.

"J'ai tellement difficile à marcher, j'aimerais mieux mourir demain. A quoi je sers?!? Rien. Qu'est-ce que je sens, qu'est-ce que je goûte?!? Rien. L'autre jour, mon chien a pissé sur mon lit, eh ben j'ai même pas senti. Vous trouvez que c'est une vie?!?."

Elles étaient quatre, vraisemblablement nées pendant l'entre deux-guerres, à s'arroser généreusement le gosier. Je mangeais en solo dans un troquet liégeois. Peu avant, une avait balancé "Aide ton voisin, y t'chie dans la main."



Il y a un peu de cette grisaille, dans "Les habitants", de Raymond Depardon, que j'ai eu la chance d'aller voir au Louxor en présence de son auteur (Merci Manel). Il a invité des personnes, dans différents lieux en France, à venir continuer la discussion qu'ils étaient en train d'avoir en extérieur dans une caravane. Une caméra discrète recueillait alors leurs échanges pendant une trentaine de minutes. Aucune indication n'était donnée, aucune question posée. Le résultat ne se veut pas exhaustif de quoique ce soit, mais la tonalité d'ensemble n'est pas folichonne, loin s'en faut. Et l'aperçu sur les rapports hommes-femmes est carrément affligeant, peu importe l'âge des protagonistes.

Après ce nouveau petit crochet parisien, j'ai décidé de prendre le bus pour Barcelone, où m'attendaient les bras, les sourires et les premiers mots en espagnol de Vale.




Grâce à super Patri, on a vite été accueillis par un couple fabuleux 

- madame parle beaucoup, beaucoup, beaucoup; monsieur (il a quelques chose  de Clint Eastwood), plus en retrait, observe, sourit, balance parfois une remarque avec une voix qui en impose d'emblée, puis retourne à un silence joyeux et attentif -,

qui habite dans le quartier de Carmel, où se passent presque tous les romans de Juan Marsé, un écrivain espagnol, contemporain de la Cri-Cri, dont l'oeuvre est une de celles qui ont marqué durablement la deuxième moitié du siècle dernier, ainsi que l'entame de celui-ci.



Il raconte avoir un "besoin physique" de ces collines ("montatitas" nous a dit Meri), des images et des histoires qui y sont liées; sans elles, impossible d'écrire, comme il l'a constaté lors des deux ans passés à Paris dans sa jeunesse.




Et moi, besoin de quoi pour 

manger moins vite

aboutir un de mes chantiers de traduction

réussir à rester quelque part

enrober le pied-du-jura dans un papier de mots et d'amour contrarié

parler plus fort

dessiner ces racines mystérieuses que le Portugal a plantées dans ma poitrine

jouer plus souvent au ping-pong

sourire tranquillement à mes incompatibilités avec l'autre côté de la méditerranée

devenir papa

?!?

Besoin de sentir ce Paraguay qui a tant chamboulé le Georgy, mon grand-papa de Champagne?!? Besoin de vivre un peu de l'Argentine et de ses stades mythiques?!? Besoin de manger du ceviche dans un troquet péruvien?!? Besoin de me fantasmer ouvrant un café-littéaire à Valparaíso?!? 

Je ne crois pas, non. Tout est là, dans le regard, le cœur et au bout des doigts. Alors quoi?!? Alors profiter de notre envie d'aventures partagées, avec Vale, pour continuer d'aiguiser notre curiosité, nourrir notre empathie et notre capacité à ne pas regarder une situation avec des œillères.



J'en reviens toujours à Gonçalo M. Tavares, pour qui chaque livre représente quelques grammes de lucidité. 

Il lit pour se rapprocher toujours un peu plus de son propre poids. 

Mais attention, ajoute-t-il, si vous croyez que la lucidité signifie comprendre le monde qui vous entoure, pour moi (lui), c'est exactement le contraire.

Alors voyager pour les mêmes raisons, pour prendre soin de notre multiplicité, pour accepter que le réel est infiniment compliqué et que quantité de réalités y sont imbriquées.

Il y a cela à transmettre, entre 1001 autres merveilles et questions en cascades.  

Accepter de dire "je ne sais pas".

Refuser les généralités. 

Refuser de dire "les gens". 

"Les gens" n'existent pas.

De minuscules géants, oui, par contre, beaucoup; gageons qu'on va en rencontrer quelques uns.