dimanche 1 avril 2018

aujourd'hui on reste ici pour toujours


S'il fait encore jour, je vais à la fenêtre et je guigne de l'autre côté de la route, histoire de voir s'il est là, à régner sur sa parcelle, à côté du chêne et du peuplier-tremble.

Belle amitié que celle de cette échasse à plumes avec ces stoïciens de bois.

C'est un peu bête, mais quand je ne devine pas sa silhouette, un petit manque de rien du tout vient flotter un moment dans ma poitrine.

Tout ça pour un héron, ce serait pas un peu con, me dira-t-on.

Sans doute. Sans doute.

C'est qu'il me donne l'impression, souvent, d'être le seul des êtres m'étant un refrain à ne pas chuchoter, dès que j'ai le dos tourné, ces mots que Natalia Ginzburg avait choisis pour Pavese: "il lui restait en effet, parmi les choses à conquérir, la réalité quotidienne."

Peut-être que je devrais me remettre à regarder la télévision.



"Un petit tour à pied avant d'aller se coucher pour se dégourdir les pattes, la truffe et les capteurs. Je sais que c'est bientôt terminé, je ne ressens aucune tristesse. J'absorbe encore plus intensément et globalement tout ce que je vois / ai vu / traversé avec mon corps. Ceci est mon corps. J'en fais un bon tapis dans le fond de mon cœur, bien souple, bien fourni comme on construit un tas de bois pour l'hiver, tout bien rassemblé mais avec de l'air dedans. Ceci est mon corps."

L'après-midi dominicale était grisouille, alors j'avais terminé quelques livres commencés, empilés près du lit-bateau, côté jura ou côté fabrique, selon le degré d'inspiration poétique du regard, de son humeur.

L'extrait ci-dessus a été grappillé dans "Patience des fauves", de Sandrine Cnudde, sous-titré "réseau d'affûts en territoire poétique". Je l'ai déniché l'été dernier, à Sète. Je l'ai traversé à petites lampées, chacune réjouissant mon gosier et me donnant envie de marcher, d'écrire et d'aimer les paysages côtoyés, ceux composés d'arbres et d'oiseaux autant que ceux en capilotade sur pas mal de visages croisés pendant mes vadrouilles hebdomadaires.


M'étant dit que je n'avais rien écrit par ici depuis un moment, j'ai picoré quelques notes dans mon carnet en jachère.


Patti Smith, décrivant sa table de travail dans "M train", parle de "débris d'écrivain". Me concernant, il serait plutôt questions de "copeaux de lecteur".

- me reviennent alors en tête les splendides morilles que Luca m'avait cuisinées il y a quelques années; elles étaient nées d'un tas de copeaux dispersés devant chez lui. Pas d'autres prétentions que celle-ci, à savoir que mes heures en compagnie de livres accouchent parfois de petits champignons de mon crû, à faire revenir sans tarder et à déguster en toute amitié. -

Je me suis ainsi souvenu avoir sauvé une parcelle d'une journée d'assistant-régie dans le Cube de Philipp Morris en lisant des chroniques de Mario Rigoni Stern: il y avait soudain d'autres cols à franchir que ceux des réglementations du commerce international; des langues qui se mélangeaient plutôt que de se noyer en anglais; des mollets et du souffle plus utiles que des badges pour explorer les environs.

Je me souviens avoir pensé, regardant courbettes et autres préciosités en vigueur à la réception, que ce défilé aseptisé illustrait de triste manière ce que dit Marielle Macé en parlant de ses élèves :

"J'essaie de partager avec eux la conviction qu'une phrase, c'est toujours une proposition de vie".

J'aime mieux sa résonance dans ces propos d'une petite fille, à Chambrelien, au moment où le train s'arrête avant de repartir en sens inverse pour reprendre la bon aiguillage. Elle était avec ses parents, toute contente (elle avait, quelques minutes plus tôt, agité la main en disant "Salut Neuchâtel, à bientôt"):

"Peut-être qu'on pourrait dire qu'aujourd'hui on reste ici pour toujours."


jeudi 11 janvier 2018

Une décharge d'âme à ciel couvert


Il parlait sept langues et avait eu trente-huit guitares, mais maintenant, il voulait juste boire sa bière. Désolé. Il avait été un grand musicien, avec piano et batterie, mais là, il voulait juste boire sa bière. Désolé. Après il allait nous donner un peu de quelque chose, parce qu'il aimait partager, mais il y avait d'abord cette bière qu'il fallait bien s'envoyer. Désolé.

Il parlait sept langues, ja deutsch, sicher, and español, et le français, oui mon ami, mais Chuuuuut. Il avait eu 38 guitares, elles avaient fait un avec lui et sa vie, alors du coup il avait trop gratté les cordes tendues dans sa  tête, mais Chuuut. Il avait dû taper aussi très fort sur la caisse de résonance de son cœur, qui s'était fissurée jusque dans son regard, mais Chuuut.

Après s'être rapproché, il a commencé à jouer, puis à chanter, un medley surtout en espagnol et en anglais qui, si on se concentrait, était plutôt une sorte de yogourt inspiré.

Sa voix était comme ses yeux, tantôt un cri, tantôt un murmure; toujours dentelée de larmes.

Sa tête et sa poitrine étaient un ouragan, ses doigts des morceaux d'écorces courbaturés. Des Ha Ha Ha! au Olé!, il exagérait gentiment pour nous captiver et que l'on soit quelques instants les phares le maintenant du côté des vivants.

Il tentait de se délester, ne serait-ce qu'une misérable poignée de minutes qui ont fini par être presque deux heures, de la cargaison de boue et de poussière qu'il trimbalait.

Puis il y a eu la lumière du portugais, l'affleurement des prières de l'aube. D'abord Guitarra toca baixinho, que sa maman lui avait apprise. Puis Povo que lavas no rio, sur les ailes d'Amalia. Il a fini avec Amor perfeito, de Roberto Carlos.

Et là, sur ces trois morceaux dans sa langue, il n'y avait plus de masques ou de faux-semblant, plus d'excès, juste de la tristesse et des regrets qu'il suspendait avec des pincettes de désespoir, sachant très bien que jamais ça ne sécherait. Que plus jamais ça ne cesserait.

C'était vertigineux de beauté fragile fracassée. Une décharge d'âme à ciel couvert.

Quand on est repartis du buffet de la gare de Chambrelien, avec Vale, on était deux amoncellements de chair de poule sur pattes.

Le jour précédent, Benoît m'avait envoyé quelques chroniques de Foglia, une micro-anthologie à l'occasion de la dernière parution sur papier de La Presse de Montréal, où il avait sévi pendant des décennies.

La première, "T'es belle", qui date de début 1981, est un modèle du genre, mais c'est à la troisième, une chronique sous forme de journal moscovite, publiée en janvier 1992, aux balbutiements de la libéralisation des prix, que j'ai alors pensé.

Après avoir picoré des saynètes comme il savait si bien le faire, constatant que malgré l'évidence des difficultés et des inégalités, ce n'était pas la débandade, que ça tenait, Foglia disait qu'il croyait qu'on appelle ceci la culture, et qu'eux, ces laissés pour compte, savaient mieux que les intellectuels de chez nous à quoi servait la culture: à vivre.

dimanche 10 décembre 2017

petite virgule sur une page blanche





Alors que j'entamais la boucle par l'Arnon, j'ai aperçu la Lulu en train de se débattre avec tout ce blanc que la nuit avait déchargé devant chez elle. Vu l'état de ses pieds, difficile de savoir comment elle tient debout, en temps normal; là, le trottoir n'était que neige et glace, mais elle s'activait et n'en démordrait pas, il fallait bien que quelqu'un le fasse.

Juste avant, la Cri-Cri m'avait dit que quand les flocons s'en donnent ainsi à cœur joie, elle peut "rester une heure à regarder par la fenêtre, comme une bécasse. Pareil l'autre jour chez Cathy, avec le festival d'oiseaux qu'il y a dans leur vieil arbre à pruneaux. Un tas de mésanges qui se chamaillaient, t'aurais dû voir ça."

Une image qui m'avait rappelé le tableau vivant observé ébahi, une heure plus tôt, sortant du kiosque mes journaux sous le bras. Savait-elle pourquoi Diable quatorze oies s'en allaient en direction de Neuchâtel, soit à l'est ?!? Elle n'en avait pas la moindre idée.

A table, devant son café, elle m'a dit ne pas encore s'être remise de la mort de Giorgio, retrouvé étendu sur un sentier, près de chez lui. Il était sorti pour une des deux marches quotidiennes qu'il effectuait afin d'activer son cœur, après une opération délicate. Ne le voyant pas revenir, sa femme avait donné l'alerte.

Son mari reposait par terre, petite virgule sur une page planche; comme Robert Walser à Noël, en 1956, année où la Cri-Cri a emménagé au village. Il y a donc bientôt 62 ans qu'elle vit dans sa bicoque mal foutue. Ciel.

Giorgio, qui était pour moi Mr G., est un des habitants de Champagne avec qui j'ai le plus discuté, ces dernières années. On se croisait souvent, lors de nos vadrouilles respectives dans les environs; je prenais notamment des nouvelles d'un de ses fils, avec qui j'ai joué au foot. Monsieur G. n'était pas très heureux de la tournure que prenait la zone où nous vivons, qui déploie des ambitions en phase avec celles des entrepreneurs à succès de la Fabrique voisine.

J'avais la douceur de son visage et de sa voix en tête, quand j'ai fait la boucle par l'Arnon, glissant six œufs dans mon sac en passant devant le self-service du brave gaillard ayant assurément un prénom bonnard, mais que la Cri-Cri, soit mon annuaire du village, appelle tout le temps "l'employé de Steve."

Sur l'éclairage du terrain d'entraînement, quatre corneilles toisaient les environs. Les arbres des alentours pointillaient le paysage déguisé en monochrome.

On se plaint toujours de ne pas avoir le temps, mais nous sommes le temps; c'est ce que m'avait écrit Dominic, relayant les propos d'un de ses amis. J'avais lu sa missive quand le jour était encore distant de plusieurs tours de cadran.

J'y repensais en brassant les cartes de la semaine, les morts ultra-médiatisées de Johnny et Jean d'Ormesson se superposant à la cérémonie dans l'intimité souhaitée par la famille G.; un superbe documentaire sur Pedro Lenz questionnant le livre d'un professeur de sociologie s'étant essayé à la fiction; les premières pages de "L'homme de l'hiver", de Peter Geye, faisant écho à plusieurs autres de mes lectures de la rentrée; un article sur une découverte musicale fredonnait aux côtés de mots encore à venir sur Michel Bühler.

Je ne sais pas si nous sommes le temps, mais nous sommes en tout cas ses couleurs et son épaisseur, quand nous sommes seuls autant que quand nous sommes à plusieurs.

En prendre soin s'éloigne alors sans doute du grand spectacle creux et obscène que les écrans nous infligent en continu, show permanent qui est assurément une des nourritures de choix de ces "porcs" dont les réseaux affichent quelques museaux.

Le cocktail tant admiré du pouvoir et de la célébrité n'est-il pas la pire et la plus nocive des boues que l'on puisse imaginer?!?


mardi 31 octobre 2017

un vieux chaudron en livres

Dernier week-end d'octobre, premier dimanche aux contours et au contact de l'heure d'hiver. Je suis allé courir dans les ultimes soupirs du jour, passant par les Vernes, le Trésy, les Pâquis. Pris de cours par l'obscurité, j'ai dû laisser tomber le retour par le bord de l'Arnon, où je risquais de perdre une cheville. J'ai donc continué jusqu'au Clos du Pont, à Péroset, puis j'ai longé la route pour regagner la ligne droite bétonnée, à travers champs sur deux kilomètres, avec un énorme hangar agricole à chacune de ses extrémités. Je côtoie alors la Condémine, passe par en Bayard, souri aux Moqueuses avant de frôler les Chevalenson et la Palette.

Ces noms, pour une bonne partie, je les découvre à l'instant grâce à la carte de la région. J'ai de plus en plus la sensation intime que le monde s'élargit grâce aux mots, grâce au soin qu'on leur prodigue, à l'attention qu'on leur porte. Ils permettent de mieux arpenter nos paysages, por dentro e por fora, dirait la langue portugaise, cette merveille plurielle dont nombre d'inflexions vibrent dans ma poitrine.

"Mes crises d'enfant relevaient d'une affaire sérieuse et ancienne: la langue. Je me devais d'en découvrir une tranchante comme un jugement, ayant la précision d'une griffe mais aussi la patience d'une condensation. Intelligente, et qui aurait l'ambition de s'étendre d'est en ouest et d'investir le moindre creux, la moindre aspérité, les moindres fissures et autres crevasses invisibles à l’œil nu dans mon village."

C'est Kamel Daoud qui l'écrit, dans "Zabor", un livre qui brasse colère, frustrations, illuminations, incantations et bien d'autres brûlures; il les brasse dans un très vieux chaudron non pas en cuivre mais en livres, en quelques livres que le narrateur découvre, déchiffre laborieusement avant de les relire, de les re-relire, puis d'en inventer ayant pour titres ceux figurant à la fin des ouvrages ayant infusé en lui.

Au printemps dernier, j'ai passé chez Marcel et Yvette des heures qui par moments oubliaient de tourner, ou alors qui le faisaient en épelant tellement chaque minute qu'elles en devenaient de longues phrases bégayées, obsédées et obsédantes, hésitantes et hésitées. Il fallait lâcher, accepter de changer de peau et de souffle pour entrer en résonance avec la vie de ces nonagénaires chancelants. Avec leurs ombres et leurs lueurs; avec leurs intérieurs: leur intérieur meublé et leur intérieur démembré, celui qu'ils tentaient souvent, sans succès, de rapiécer.

Pendant ces séjours à leur domicile, un livre m'a été particulièrement précieux, par ce qu'il éclairait autant que par ce qu'il acceptait du flouté de l'existence, quand la folie s'invite et s'incruste: Les conversations entre Jean Oury et Marie Depussé. Le premier a fondé la Clinique psychiatrique de la Borde, la seconde y a passé beaucoup de temps, à écrire, à lire, à aimer, à vivre avec cette assemblée de fous qui voulaient qu'on les appelle ainsi, plutôt que malades.

C'est dans le Matricule des anges du mois d'octobre que j'ai appris qu'elle était décédée l'été dernier. Je l'ai su grâce à une chronique somptueuse de Xavier Person; il y mentionne notamment les échanges avec Oury, mais aussi une silhouette étrange et attachante croisée dans un petit hameau des Cévennes. Un type vivant dans "une maison minuscule, à peine une maison", qui se poste tous les soirs en haut d'une route, pour écouter France Culture qu'il ne capte pas de chez lui.

Cette chronique est parfaite, dans son équilibre, dans son souffle, dans les portes qu'elle entrouvre, discrètement, sur les cagibis de nos vies; ces paragraphes nous rappellent qu'il ne faut peut-être pas grand-chose pour en faire des malles aux trésors.

Dimanche matin, on a embarqué la Cri-Cri pour aller voir "Yéniche inouï", dans lequel Stephan Eicher éclaire les liens entre musique tzigane et musique populaire suisse, en profitant pour rappeler quelques moments peu glorieux de l'histoire nationale helvétique.

Arrivés à Orbe tout excités, on a tout de suite pu déchanter: c'était complet. On a donc décidé de rentrer en prenant notre temps, histoire de s'en mettre plein les mirettes. Notre bande-son était "L'art de la fugue", de Bach; c'était de circonstances de se laisser bercer par une composition inachevée.

"Y a quelques jours, j'ai regardé par la fenêtre pis j'ai su qu'c'était la bonne heure. J'ai appelé Bernard pour lui dire qu'il fallait qu'il arrête séance tenante tout ce qu'il faisait et qu'il vienne m'embarquer pour faire la route de la cathédrale." nous a dit la Cri-Cri.

"Quelle cathédrale?!?", a alors demandé Vale.

"La nôtre. En tout cas la mienne : le bois de Champagne. Il est toujours beau, mais il y a deux moments dans l'année où il est particulièrement splendide. Au basculement de l'automne, et au printemps quand le vert est, j'sais pas trop comment dire, quand il est comme plus tendre que d'habitude. Alors là."


lundi 16 octobre 2017

ce guet de pierre qui nous scrute

L'automne m'a d'abord tiré une langue de brouillard depuis le lac, il y a quelques semaines, alors que j'étais dans le train m'emmenant à la Tchaux, à hauteur de Cofrane. Il n'avait pas encore commencé à changer les couleurs de sa toile, celle où nous fourmillons sans cesse plus ou moins attentivement, pas celle où nous nous saluons d'un coin du globe à un autre, l’œil rivé à un écran; par contre le froid, par contre l'humide.

Et puis, quelques jours plus tard, de violentes bourrasques; un coup de hache pour bon nombre d'arbres des environs. Se balader au bord de l'Arnon s'est vite mué en un parcours d'obstacles parmi des débris plus ou moins imposants.

"C'est que la bise ne leur fait pas de mal, même quand elle est glacée, parce qu'elle est régulière. Mais là. Et puis ce n'est pas nouveau que nos paysans se foutent complètement de leurs vergers. Les abres, c'est pas leur truc."

La Cri-Cri m'assénait ses vérités en buvant du café. Elle était d'humeur maussade, à la frontière troublée des saisons, alors elle mordait un peu tous ceux qui passaient par le tamis de ses paroles. Elle distribuait des notes; pas grand monde qui passait l'année.

Par moments, elles ne se parlent plus, avec la Lulu, sa voisine "potagère", sans qu'on sache vraiment pourquoi, si ce n'est qu'elles ont des tronches dures comme du caillou, des tronches que les coups de burin du temps, avec leurs lots de disparition, ont fait craqueler, parfois; jamais céder. Toujours à trimer, dedans et dehors; toujours à montrer qu'on donne le change, aux autres, puis avec soi s'arranger comme on peut, en serrant le poing dans le tablier, en s'écoutant si peu que le corps devient ce long hurlement silencieux qu'on tente de calfeutrer tant mal que mal.

En lui préparant le p'tit déj, j'avais repéré qu'elle avait entouré un des avis mortuaires, dans la "feuille" de samedi. J'apprendrai plus tard, avant qu'elle s'enflamme en nous parlant de la fête d'Unspunen regardée à la télévision, avec tout le monde qui chante, "ces Suisses-allemands, c'est quand même autre chose que les Romands, quand il s'agit d'être ensemble et de faire la foire", j'apprendrai plus tard que la dame, femme d'un cousin de mes oncles, n'était pas décédée du fait de son âge, non, mais d'un AVC, à soixante ans, sans qu'on sache si elle a eu le temps d'une ultime pensée pour sa Thaïlande lointaine, dont elle avait réussi à saupoudrer de nombreux sourires par Moudon et environs.

Mon père ne feuillette pas les avis mortuaires, lui, ça ne lui servirait d'ailleurs pas à grand chose, à Teboulba, ce bled tunisien si peu chaleureux, mais le téléphone a sonné il y a peu, remplissant sa demeure démesurée, cette bâtisse qui toussote sa maladroite folie de grandeurs. C'était la femme d'un ami qu'il ne voyait plus depuis quelques années, à cause d'elle. Elle lui annonçait, plusieurs mois plus tard, le décès de son mari. Il a bouclé avec encore un peu plus d'ombre dans le cœur et le regard.

Ayant appris qu'un autre de ses amis, mal en point depuis longtemps, était tout proche de la fin, il est venu en Suisse lui poser une main sur l'épaule. Une caresse qui lui a permis de sentir que les métastases avaient gagné et que la douleur prenait de plus en plus de place. Un contact qui fût le dernier, Alfonso cessant de respirer pratiquement dans l'élan de ce geste qui tentait d'effacer la distance, les incompréhensions et les non-dits; un geste qui essayait de dire que c'était autre chose qui avait compté et resterait.

"Eh ben votre père, il était pas reluisant", me dira la Cri-Cri. "Il a pris un sacré coup de vieux."

A qui l'dis-tu, la vieille. Un coup de massue courbant une silhouette déjà rattrapée par l'horloge que les années nous accrochent autour du cou; qui prend du poids, du poids.

Comme il n'a pas pu rester assez longtemps pour aller à la cérémonie confidentielle en hommage à son ami, je suis allé rejoindre la petite assemblée. On a écouté un curé plus illuminé qu'inspiré, ce qui lui donnait une tonalité presque grand-guignolesques. J'ai souri comme je pouvais à la magnifique photo d'Alfonso qui siégeait au milieu de plusieurs bouquets de tournesols. Il y était fidèle à l'image que j'en garderai, clope à la main et air malicieux; avec beaucoup de cicatrices et de fatigue dissimulées.

Nombreuses étaient les étincelles de souvenirs scandées par ces pétales d'un jaune fredonnant l'après, le mystère, la douleur, l'éphémère et la beauté parfois amère de ce grand brassage et de son évaporation inéluctable.

Samedi dernier, traversant à vélo les splendeurs de l'arrière-saison et la douceur qui les accompagne, je suis passé embrasser Meri. Elle vit avec des absences et un manque d'envie qui prennent beaucoup de place et encombrent son espace vital. Mais il y a quand même toujours beaucoup de lumière quand on se retrouve les deux.

En repartant, j'ai repensé à ce qu'elle m'avait dit, ce printemps, en découvrant sur ma table un livre de Garcia Lorca: "C'est quand on est arrivés en Suisse que j'ai pu le lire. On en avait entendu parler, de loin, bien sûr, mais... Enfin tu vois ce que je veux dire." 

J'ai décidé à ce moment que j'allais enfin regarder "Nostalgie de la lumière", de Patrício Guzman, un documentaire sur le désert d'Atacama, sur les étoiles qu'on y voit mieux que nulle part, sur les restes de restes de disparus chiliens qu'on piétine peut-être sans le vouloir, sur ce passé qu'on triture et qui nous triture plus souvent qu'on le souhaiterait.

Avant de traverser le pont qui signale l'entrée du village, j'ai longé un champ, derrière le "hangar à Fofo", ce hangar devant lequel flotte deux drapeaux, suisse et portugais, que le vent semble toujours prendre un malin plaisir à grignoter; dans ce champ: une dizaine de hérons slalomant paresseusement entre des vaches indifférentes. Non loin se trouvent des parcelles où nous allons allègrement glaner des patates et des carottes, ainsi que des vergers nous régalant de pommes et de poires, entre autres.

J'ai pris une grande bouffée de ce qui émane de ces images: des symboles nationaux ridiculisés par le vent; des oiseaux cohabitant avec des bovins peu farouches; de la terre donnant de quoi se sustenter sans que cela doive nécessairement être chiffré.

En arrivant devant la maison, il y avait Bernard et la Poupette qui bavardaient; passaient dans leurs paroles le bois de Champagne, des petites bestioles peu amènes et d'autres propos rappelant combien nos existences sont de minuscules miettes tombées sur une table trop grande; tout à coup quelqu'un décide que ça commence à bien faire, ou alors juste un coup de vent, ou tout juste un moineau, et hop! salut bonne nuit.

Je suis monté me faire du thé avant de visionner ces heures sur le Chili, où la gravité et la lucidité s'entremêlent en soupirs et poésie.

J'ai pensé à la Barbara d'Amalric, dégustée dans un Capitole encore plus immense d'être vide.

J'ai écrit dans ma tête une chronique sur trois livres que je viens de traverser, dans lesquels coulent de brumeuses rivières qui se confondent avec les veines et déveines de leurs narrateurs.

J'ai embrassé Violeta Parra, la plus puissante des rencontres faites de l'autre côté de Frère Océan.

Avant d'aller me coucher, je suis sorti prendre une bouffée de la fraîcheur nocturne. Il faisait clair. On distinguait la roche du Mont-Aubert, cet œil de rapace qui veille sur le lac et au-delà, ce guet de pierre qui nous scrute depuis un voisinage de l'au-delà.

Je lui ai piqué une plume.

Envie d'être son messager.