dimanche 19 février 2017

autant que sa petite forme lui permettait



Elle avait petite mine, quand je suis arrivé, comme souvent ces derniers temps. Notamment le fait de kilos perdus qu'elle n'arrive pas à reprendre. Mais elle avait décidé qu'il fallait qu'elle s'active, et puis il faisait beau, alors elle allait viser l'Arnon.

"Tu fermeras pas en partant, si j'suis pas encore de retour." m'a-t-elle lancé en sortant. Je passais pour fouiller dans mes piles de livres, dans son ancienne épicerie, tentant de débusquer quelques passages à même de s'inviter dans un texte où devraient s'ébrouer quelques librairies.

J'ai glissé ceux que j'avais trouvés dans un sac, puis l'ai rejointe alors qu'elle n'avait pas encore atteint le jardin. "T'aurais pas oublié tes lunettes à soleil, par hasard?!?" Elle a levé la tête avec sa main droite en guise de visière, m'a pris par la taille avec son bras gauche, souriant autant que sa petite forme lui permettait.

"T'inquiète pas pour moi, j'suis pas foutue pour autant."

On s'est mis en marche, s'arrêtant quand elle voulait me dire quelque chose, vu qu'elle a de plus en plus de peine à souffler. On a dépassé le nouveau quartier du village puis le terrain de foot. On longeait le verger de Lény quand elle m'a montré deux arbres, en bordure d'un champ, sur l'autre versant de la route.

"Non mais t'as vu la dégaine de c'poirier?!? Pis ce cerisier-ci, c'est celui qui nous a donné notre dernier kirsch. Ils sont sur une parcelle à Steve, mais il se fout complètement des arbres; qu'est-c'que tu veux qu'j'te dise."

On a traversé la rivière, tourné à gauche. On s'est demandé si l'énorme tas de sable, à l'orée de la petite partie boisée où elle aimait tant venir "avec le grand-père et les gamins", allait servir pour la construction de la future école. Elle a continué à m'expliquer quelle parcelle appartenait à quel paysan. Elle m'a dit aussi qui était le propriétaire de la "petite forêt". "Tu sais, le monsieur qui travaillait au CERN, qui a un bateau à Grandson et des cheveux tout blancs."

On avançait lentement. On marchait autant dans l'espace que dans le temps. Sur le sentier d'aujourd'hui s'invitaient entre autres quelques couleuvres croisées bien souvent, il y a trente ans.

"C'est celui-ci des quatre noyers qui donne les plus grosses noix. Mais faut être malin pour en ramasser, quand elles commencent à tomber. Les promeneurs sont pas benêts, ils passent avant moi. "

Un peu plus loin, elle m'a glissé: "Ici, c'était l'endroit préféré de ta maman. Si tu savais le nombre de bouquins qu'elle y a lus."

A quelques pas d'une dense "barrière" d'arbres et de buissons "où une chatte ne retrouverait pas ses petits", comme me dira la Cri-Cri,  la figure de l'Absente se détachait soudain du décor, accompagnée du doux soupir de l'Arnon. Un cours d'eau qui, au terme d'une semaine où la neige jurassienne avait conséquemment fondu, courait vite rejoindre un lac qui n'en demandait pas moins.

"Le suicide est certainement la ligne ultime sur laquelle peut venir s'écrire la liberté humaine. Elle en est peut-être le point final." Dans "La barque silencieuse", le sixième volume de son "Dernier royaume", Pascal Quignard rappelle que le droit de mourir, tout comme l'amour fou, ne sont pas inscrits dans les droits de l'homme. Parce que "ces possibilités humaines sont trop extrêmes". Pour notre maman, c'était plutôt une sorte d'impossibilité humaine qui était devenue trop extrême. Parfois les deux se chevauchent.

La Cri-Cri s'est étonnée qu'il n'y ait pas un seul canard dans les parages. "Il y en a normalement toujours plusieurs couples, au moment des amours." C'est vrai, mais même si ce samedi était de toute beauté, il n'en restait pas moins un samedi de mi-février. Le printemps n'était donc encore pas tout à fait à l'heure du jour.

Quignard, dans ce même livre:

"La mort qui vient n'a nullement à être fuie comme le prétend l'absurde morale tonique, positive, religieuse des modernes. La mort a sa saison, qui n'est pas plus rebutante que les autres. Quand la saison de la mort est là - ce que tout le monde appelle hiver - il arrive que le ciel recoure de nouveau au bleu intense."

Depuis quelques mois, la Cri-Cri répète souvent qu'elle est prête. Quand notre paternel était de passage dans les parages, elle lui a dit: "Tu sais, Hédi, je suis prête."

De temps en temps, quand on la taquine, avec Bernard, elle répond de suite: "Je suis prête."

Jeudi après-midi, je suis parti à la recherche de "Leïlah Mahi 1932" avec Didier Blonde. Il y enquête au sujet d'une photo troublante, sur une tombe qui ne l'est pas moins, au Père Lachaise. Il écrit ceci, à la page 94: "Au carrefour des imaginaires, je m'étais mis à rassembler peu à peu les pièces d'un puzzle dépareillées. Pris dans un carnaval d'identités, je dressais le catalogue de ses différentes incarnations."

La Cri-Cri, elle, aura été d'un seul et unique tenant. Un bloc qui s'est bien adouci depuis que sa fille a finalement réussi à quitter une vie qui lui pesait trop, mais un bloc quand même.

Fille illégitime, femme, épouse, mère, amante (si peu), épicière, jardinière, tout cela avec quasiment pas de place pour le secret ou l'improvisation. Faire, faire, faire. La sainte trinité de la justification éternelle.

En l'esquissant, ici et dans mes carnets, j'ai l'impression de confectionner une sorte d'herbier de l'arbre hyper-actif (plutôt un vieux frêne, ce bois si nerveux) qu'elle aura été, s'étant plantée elle-même au pied de ce jura ("Vous pouvez bien vous foutre de moi, dès que je le vois pas, il me manque.") qu'elle aime tant.

Quand je suis dans ses parages je tente d'être, en notant et pianotant, le baromètre de la Cri-Cri; d'autant plus que celui de sa cuisine commence à pécloter.

On trouve ceci, encore, dans les pages de la barque magnifiquement chargée de Pascal Quignard:

"Lire est une expérience qui transforme de fond en comble ceux qui vouent leur âme à la lecture. Il faut serrer les vrais livres dans un coin car toujours les vrais livres sont contraires aux mœurs collectives. Celui qui lit vit seul dans son "autre monde", dans son "coin", dans l'angle de son mur. 

Et c'est ainsi que seul dans la cité le lecteur affronte physiquement, solitairement, dans le livre, l'abîme de la solitude antérieure où il vécut. Simplement, en tournant simplement les pages de son livre, il reconduit sans fin la déchirure (sexuelle, familiale, sociale) dont il provient."