mardi 31 octobre 2017

un vieux chaudron en livres

Dernier week-end d'octobre, premier dimanche aux contours et au contact de l'heure d'hiver. Je suis allé courir dans les ultimes soupirs du jour, passant par les Vernes, le Trésy, les Pâquis. Pris de cours par l'obscurité, j'ai dû laisser tomber le retour par le bord de l'Arnon, où je risquais de perdre une cheville. J'ai donc continué jusqu'au Clos du Pont, à Péroset, puis j'ai longé la route pour regagner la ligne droite bétonnée, à travers champs sur deux kilomètres, avec un énorme hangar agricole à chacune de ses extrémités. Je côtoie alors la Condémine, passe par en Bayard, souri aux Moqueuses avant de frôler les Chevalenson et la Palette.

Ces noms, pour une bonne partie, je les découvre à l'instant grâce à la carte de la région. J'ai de plus en plus la sensation intime que le monde s'élargit grâce aux mots, grâce au soin qu'on leur prodigue, à l'attention qu'on leur porte. Ils permettent de mieux arpenter nos paysages, por dentro e por fora, dirait la langue portugaise, cette merveille plurielle dont nombre d'inflexions vibrent dans ma poitrine.

"Mes crises d'enfant relevaient d'une affaire sérieuse et ancienne: la langue. Je me devais d'en découvrir une tranchante comme un jugement, ayant la précision d'une griffe mais aussi la patience d'une condensation. Intelligente, et qui aurait l'ambition de s'étendre d'est en ouest et d'investir le moindre creux, la moindre aspérité, les moindres fissures et autres crevasses invisibles à l’œil nu dans mon village."

C'est Kamel Daoud qui l'écrit, dans "Zabor", un livre qui brasse colère, frustrations, illuminations, incantations et bien d'autres brûlures; il les brasse dans un très vieux chaudron non pas en cuivre mais en livres, en quelques livres que le narrateur découvre, déchiffre laborieusement avant de les relire, de les re-relire, puis d'en inventer ayant pour titres ceux figurant à la fin des ouvrages ayant infusé en lui.

Au printemps dernier, j'ai passé chez Marcel et Yvette des heures qui par moments oubliaient de tourner, ou alors qui le faisaient en épelant tellement chaque minute qu'elles en devenaient de longues phrases bégayées, obsédées et obsédantes, hésitantes et hésitées. Il fallait lâcher, accepter de changer de peau et de souffle pour entrer en résonance avec la vie de ces nonagénaires chancelants. Avec leurs ombres et leurs lueurs; avec leurs intérieurs: leur intérieur meublé et leur intérieur démembré, celui qu'ils tentaient souvent, sans succès, de rapiécer.

Pendant ces séjours à leur domicile, un livre m'a été particulièrement précieux, par ce qu'il éclairait autant que par ce qu'il acceptait du flouté de l'existence, quand la folie s'invite et s'incruste: Les conversations entre Jean Oury et Marie Depussé. Le premier a fondé la Clinique psychiatrique de la Borde, la seconde y a passé beaucoup de temps, à écrire, à lire, à aimer, à vivre avec cette assemblée de fous qui voulaient qu'on les appelle ainsi, plutôt que malades.

C'est dans le Matricule des anges du mois d'octobre que j'ai appris qu'elle était décédée l'été dernier. Je l'ai su grâce à une chronique somptueuse de Xavier Person; il y mentionne notamment les échanges avec Oury, mais aussi une silhouette étrange et attachante croisée dans un petit hameau des Cévennes. Un type vivant dans "une maison minuscule, à peine une maison", qui se poste tous les soirs en haut d'une route, pour écouter France Culture qu'il ne capte pas de chez lui.

Cette chronique est parfaite, dans son équilibre, dans son souffle, dans les portes qu'elle entrouvre, discrètement, sur les cagibis de nos vies; ces paragraphes nous rappellent qu'il ne faut peut-être pas grand-chose pour en faire des malles aux trésors.

Dimanche matin, on a embarqué la Cri-Cri pour aller voir "Yéniche inouï", dans lequel Stephan Eicher éclaire les liens entre musique tzigane et musique populaire suisse, en profitant pour rappeler quelques moments peu glorieux de l'histoire nationale helvétique.

Arrivés à Orbe tout excités, on a tout de suite pu déchanter: c'était complet. On a donc décidé de rentrer en prenant notre temps, histoire de s'en mettre plein les mirettes. Notre bande-son était "L'art de la fugue", de Bach; c'était de circonstances de se laisser bercer par une composition inachevée.

"Y a quelques jours, j'ai regardé par la fenêtre pis j'ai su qu'c'était la bonne heure. J'ai appelé Bernard pour lui dire qu'il fallait qu'il arrête séance tenante tout ce qu'il faisait et qu'il vienne m'embarquer pour faire la route de la cathédrale." nous a dit la Cri-Cri.

"Quelle cathédrale?!?", a alors demandé Vale.

"La nôtre. En tout cas la mienne : le bois de Champagne. Il est toujours beau, mais il y a deux moments dans l'année où il est particulièrement splendide. Au basculement de l'automne, et au printemps quand le vert est, j'sais pas trop comment dire, quand il est comme plus tendre que d'habitude. Alors là."


lundi 16 octobre 2017

ce guet de pierre qui nous scrute

L'automne m'a d'abord tiré une langue de brouillard depuis le lac, il y a quelques semaines, alors que j'étais dans le train m'emmenant à la Tchaux, à hauteur de Cofrane. Il n'avait pas encore commencé à changer les couleurs de sa toile, celle où nous fourmillons sans cesse plus ou moins attentivement, pas celle où nous nous saluons d'un coin du globe à un autre, l’œil rivé à un écran; par contre le froid, par contre l'humide.

Et puis, quelques jours plus tard, de violentes bourrasques; un coup de hache pour bon nombre d'arbres des environs. Se balader au bord de l'Arnon s'est vite mué en un parcours d'obstacles parmi des débris plus ou moins imposants.

"C'est que la bise ne leur fait pas de mal, même quand elle est glacée, parce qu'elle est régulière. Mais là. Et puis ce n'est pas nouveau que nos paysans se foutent complètement de leurs vergers. Les abres, c'est pas leur truc."

La Cri-Cri m'assénait ses vérités en buvant du café. Elle était d'humeur maussade, à la frontière troublée des saisons, alors elle mordait un peu tous ceux qui passaient par le tamis de ses paroles. Elle distribuait des notes; pas grand monde qui passait l'année.

Par moments, elles ne se parlent plus, avec la Lulu, sa voisine "potagère", sans qu'on sache vraiment pourquoi, si ce n'est qu'elles ont des tronches dures comme du caillou, des tronches que les coups de burin du temps, avec leurs lots de disparition, ont fait craqueler, parfois; jamais céder. Toujours à trimer, dedans et dehors; toujours à montrer qu'on donne le change, aux autres, puis avec soi s'arranger comme on peut, en serrant le poing dans le tablier, en s'écoutant si peu que le corps devient ce long hurlement silencieux qu'on tente de calfeutrer tant mal que mal.

En lui préparant le p'tit déj, j'avais repéré qu'elle avait entouré un des avis mortuaires, dans la "feuille" de samedi. J'apprendrai plus tard, avant qu'elle s'enflamme en nous parlant de la fête d'Unspunen regardée à la télévision, avec tout le monde qui chante, "ces Suisses-allemands, c'est quand même autre chose que les Romands, quand il s'agit d'être ensemble et de faire la foire", j'apprendrai plus tard que la dame, femme d'un cousin de mes oncles, n'était pas décédée du fait de son âge, non, mais d'un AVC, à soixante ans, sans qu'on sache si elle a eu le temps d'une ultime pensée pour sa Thaïlande lointaine, dont elle avait réussi à saupoudrer de nombreux sourires par Moudon et environs.

Mon père ne feuillette pas les avis mortuaires, lui, ça ne lui servirait d'ailleurs pas à grand chose, à Teboulba, ce bled tunisien si peu chaleureux, mais le téléphone a sonné il y a peu, remplissant sa demeure démesurée, cette bâtisse qui toussote sa maladroite folie de grandeurs. C'était la femme d'un ami qu'il ne voyait plus depuis quelques années, à cause d'elle. Elle lui annonçait, plusieurs mois plus tard, le décès de son mari. Il a bouclé avec encore un peu plus d'ombre dans le cœur et le regard.

Ayant appris qu'un autre de ses amis, mal en point depuis longtemps, était tout proche de la fin, il est venu en Suisse lui poser une main sur l'épaule. Une caresse qui lui a permis de sentir que les métastases avaient gagné et que la douleur prenait de plus en plus de place. Un contact qui fût le dernier, Alfonso cessant de respirer pratiquement dans l'élan de ce geste qui tentait d'effacer la distance, les incompréhensions et les non-dits; un geste qui essayait de dire que c'était autre chose qui avait compté et resterait.

"Eh ben votre père, il était pas reluisant", me dira la Cri-Cri. "Il a pris un sacré coup de vieux."

A qui l'dis-tu, la vieille. Un coup de massue courbant une silhouette déjà rattrapée par l'horloge que les années nous accrochent autour du cou; qui prend du poids, du poids.

Comme il n'a pas pu rester assez longtemps pour aller à la cérémonie confidentielle en hommage à son ami, je suis allé rejoindre la petite assemblée. On a écouté un curé plus illuminé qu'inspiré, ce qui lui donnait une tonalité presque grand-guignolesques. J'ai souri comme je pouvais à la magnifique photo d'Alfonso qui siégeait au milieu de plusieurs bouquets de tournesols. Il y était fidèle à l'image que j'en garderai, clope à la main et air malicieux; avec beaucoup de cicatrices et de fatigue dissimulées.

Nombreuses étaient les étincelles de souvenirs scandées par ces pétales d'un jaune fredonnant l'après, le mystère, la douleur, l'éphémère et la beauté parfois amère de ce grand brassage et de son évaporation inéluctable.

Samedi dernier, traversant à vélo les splendeurs de l'arrière-saison et la douceur qui les accompagne, je suis passé embrasser Meri. Elle vit avec des absences et un manque d'envie qui prennent beaucoup de place et encombrent son espace vital. Mais il y a quand même toujours beaucoup de lumière quand on se retrouve les deux.

En repartant, j'ai repensé à ce qu'elle m'avait dit, ce printemps, en découvrant sur ma table un livre de Garcia Lorca: "C'est quand on est arrivés en Suisse que j'ai pu le lire. On en avait entendu parler, de loin, bien sûr, mais... Enfin tu vois ce que je veux dire." 

J'ai décidé à ce moment que j'allais enfin regarder "Nostalgie de la lumière", de Patrício Guzman, un documentaire sur le désert d'Atacama, sur les étoiles qu'on y voit mieux que nulle part, sur les restes de restes de disparus chiliens qu'on piétine peut-être sans le vouloir, sur ce passé qu'on triture et qui nous triture plus souvent qu'on le souhaiterait.

Avant de traverser le pont qui signale l'entrée du village, j'ai longé un champ, derrière le "hangar à Fofo", ce hangar devant lequel flotte deux drapeaux, suisse et portugais, que le vent semble toujours prendre un malin plaisir à grignoter; dans ce champ: une dizaine de hérons slalomant paresseusement entre des vaches indifférentes. Non loin se trouvent des parcelles où nous allons allègrement glaner des patates et des carottes, ainsi que des vergers nous régalant de pommes et de poires, entre autres.

J'ai pris une grande bouffée de ce qui émane de ces images: des symboles nationaux ridiculisés par le vent; des oiseaux cohabitant avec des bovins peu farouches; de la terre donnant de quoi se sustenter sans que cela doive nécessairement être chiffré.

En arrivant devant la maison, il y avait Bernard et la Poupette qui bavardaient; passaient dans leurs paroles le bois de Champagne, des petites bestioles peu amènes et d'autres propos rappelant combien nos existences sont de minuscules miettes tombées sur une table trop grande; tout à coup quelqu'un décide que ça commence à bien faire, ou alors juste un coup de vent, ou tout juste un moineau, et hop! salut bonne nuit.

Je suis monté me faire du thé avant de visionner ces heures sur le Chili, où la gravité et la lucidité s'entremêlent en soupirs et poésie.

J'ai pensé à la Barbara d'Amalric, dégustée dans un Capitole encore plus immense d'être vide.

J'ai écrit dans ma tête une chronique sur trois livres que je viens de traverser, dans lesquels coulent de brumeuses rivières qui se confondent avec les veines et déveines de leurs narrateurs.

J'ai embrassé Violeta Parra, la plus puissante des rencontres faites de l'autre côté de Frère Océan.

Avant d'aller me coucher, je suis sorti prendre une bouffée de la fraîcheur nocturne. Il faisait clair. On distinguait la roche du Mont-Aubert, cet œil de rapace qui veille sur le lac et au-delà, ce guet de pierre qui nous scrute depuis un voisinage de l'au-delà.

Je lui ai piqué une plume.

Envie d'être son messager.