dimanche 10 décembre 2017

petite virgule sur une page blanche





Alors que j'entamais la boucle par l'Arnon, j'ai aperçu la Lulu en train de se débattre avec tout ce blanc que la nuit avait déchargé devant chez elle. Vu l'état de ses pieds, difficile de savoir comment elle tient debout, en temps normal; là, le trottoir n'était que neige et glace, mais elle s'activait et n'en démordrait pas, il fallait bien que quelqu'un le fasse.

Juste avant, la Cri-Cri m'avait dit que quand les flocons s'en donnent ainsi à cœur joie, elle peut "rester une heure à regarder par la fenêtre, comme une bécasse. Pareil l'autre jour chez Cathy, avec le festival d'oiseaux qu'il y a dans leur vieil arbre à pruneaux. Un tas de mésanges qui se chamaillaient, t'aurais dû voir ça."

Une image qui m'avait rappelé le tableau vivant observé ébahi, une heure plus tôt, sortant du kiosque mes journaux sous le bras. Savait-elle pourquoi Diable quatorze oies s'en allaient en direction de Neuchâtel, soit à l'est ?!? Elle n'en avait pas la moindre idée.

A table, devant son café, elle m'a dit ne pas encore s'être remise de la mort de Giorgio, retrouvé étendu sur un sentier, près de chez lui. Il était sorti pour une des deux marches quotidiennes qu'il effectuait afin d'activer son cœur, après une opération délicate. Ne le voyant pas revenir, sa femme avait donné l'alerte.

Son mari reposait par terre, petite virgule sur une page planche; comme Robert Walser à Noël, en 1956, année où la Cri-Cri a emménagé au village. Il y a donc bientôt 62 ans qu'elle vit dans sa bicoque mal foutue. Ciel.

Giorgio, qui était pour moi Mr G., est un des habitants de Champagne avec qui j'ai le plus discuté, ces dernières années. On se croisait souvent, lors de nos vadrouilles respectives dans les environs; je prenais notamment des nouvelles d'un de ses fils, avec qui j'ai joué au foot. Monsieur G. n'était pas très heureux de la tournure que prenait la zone où nous vivons, qui déploie des ambitions en phase avec celles des entrepreneurs à succès de la Fabrique voisine.

J'avais la douceur de son visage et de sa voix en tête, quand j'ai fait la boucle par l'Arnon, glissant six œufs dans mon sac en passant devant le self-service du brave gaillard ayant assurément un prénom bonnard, mais que la Cri-Cri, soit mon annuaire du village, appelle tout le temps "l'employé de Steve."

Sur l'éclairage du terrain d'entraînement, quatre corneilles toisaient les environs. Les arbres des alentours pointillaient le paysage déguisé en monochrome.

On se plaint toujours de ne pas avoir le temps, mais nous sommes le temps; c'est ce que m'avait écrit Dominic, relayant les propos d'un de ses amis. J'avais lu sa missive quand le jour était encore distant de plusieurs tours de cadran.

J'y repensais en brassant les cartes de la semaine, les morts ultra-médiatisées de Johnny et Jean d'Ormesson se superposant à la cérémonie dans l'intimité souhaitée par la famille G.; un superbe documentaire sur Pedro Lenz questionnant le livre d'un professeur de sociologie s'étant essayé à la fiction; les premières pages de "L'homme de l'hiver", de Peter Geye, faisant écho à plusieurs autres de mes lectures de la rentrée; un article sur une découverte musicale fredonnait aux côtés de mots encore à venir sur Michel Bühler.

Je ne sais pas si nous sommes le temps, mais nous sommes en tout cas ses couleurs et son épaisseur, quand nous sommes seuls autant que quand nous sommes à plusieurs.

En prendre soin s'éloigne alors sans doute du grand spectacle creux et obscène que les écrans nous infligent en continu, show permanent qui est assurément une des nourritures de choix de ces "porcs" dont les réseaux affichent quelques museaux.

Le cocktail tant admiré du pouvoir et de la célébrité n'est-il pas la pire et la plus nocive des boues que l'on puisse imaginer?!?


mardi 31 octobre 2017

un vieux chaudron en livres

Dernier week-end d'octobre, premier dimanche aux contours et au contact de l'heure d'hiver. Je suis allé courir dans les ultimes soupirs du jour, passant par les Vernes, le Trésy, les Pâquis. Pris de cours par l'obscurité, j'ai dû laisser tomber le retour par le bord de l'Arnon, où je risquais de perdre une cheville. J'ai donc continué jusqu'au Clos du Pont, à Péroset, puis j'ai longé la route pour regagner la ligne droite bétonnée, à travers champs sur deux kilomètres, avec un énorme hangar agricole à chacune de ses extrémités. Je côtoie alors la Condémine, passe par en Bayard, souri aux Moqueuses avant de frôler les Chevalenson et la Palette.

Ces noms, pour une bonne partie, je les découvre à l'instant grâce à la carte de la région. J'ai de plus en plus la sensation intime que le monde s'élargit grâce aux mots, grâce au soin qu'on leur prodigue, à l'attention qu'on leur porte. Ils permettent de mieux arpenter nos paysages, por dentro e por fora, dirait la langue portugaise, cette merveille plurielle dont nombre d'inflexions vibrent dans ma poitrine.

"Mes crises d'enfant relevaient d'une affaire sérieuse et ancienne: la langue. Je me devais d'en découvrir une tranchante comme un jugement, ayant la précision d'une griffe mais aussi la patience d'une condensation. Intelligente, et qui aurait l'ambition de s'étendre d'est en ouest et d'investir le moindre creux, la moindre aspérité, les moindres fissures et autres crevasses invisibles à l’œil nu dans mon village."

C'est Kamel Daoud qui l'écrit, dans "Zabor", un livre qui brasse colère, frustrations, illuminations, incantations et bien d'autres brûlures; il les brasse dans un très vieux chaudron non pas en cuivre mais en livres, en quelques livres que le narrateur découvre, déchiffre laborieusement avant de les relire, de les re-relire, puis d'en inventer ayant pour titres ceux figurant à la fin des ouvrages ayant infusé en lui.

Au printemps dernier, j'ai passé chez Marcel et Yvette des heures qui par moments oubliaient de tourner, ou alors qui le faisaient en épelant tellement chaque minute qu'elles en devenaient de longues phrases bégayées, obsédées et obsédantes, hésitantes et hésitées. Il fallait lâcher, accepter de changer de peau et de souffle pour entrer en résonance avec la vie de ces nonagénaires chancelants. Avec leurs ombres et leurs lueurs; avec leurs intérieurs: leur intérieur meublé et leur intérieur démembré, celui qu'ils tentaient souvent, sans succès, de rapiécer.

Pendant ces séjours à leur domicile, un livre m'a été particulièrement précieux, par ce qu'il éclairait autant que par ce qu'il acceptait du flouté de l'existence, quand la folie s'invite et s'incruste: Les conversations entre Jean Oury et Marie Depussé. Le premier a fondé la Clinique psychiatrique de la Borde, la seconde y a passé beaucoup de temps, à écrire, à lire, à aimer, à vivre avec cette assemblée de fous qui voulaient qu'on les appelle ainsi, plutôt que malades.

C'est dans le Matricule des anges du mois d'octobre que j'ai appris qu'elle était décédée l'été dernier. Je l'ai su grâce à une chronique somptueuse de Xavier Person; il y mentionne notamment les échanges avec Oury, mais aussi une silhouette étrange et attachante croisée dans un petit hameau des Cévennes. Un type vivant dans "une maison minuscule, à peine une maison", qui se poste tous les soirs en haut d'une route, pour écouter France Culture qu'il ne capte pas de chez lui.

Cette chronique est parfaite, dans son équilibre, dans son souffle, dans les portes qu'elle entrouvre, discrètement, sur les cagibis de nos vies; ces paragraphes nous rappellent qu'il ne faut peut-être pas grand-chose pour en faire des malles aux trésors.

Dimanche matin, on a embarqué la Cri-Cri pour aller voir "Yéniche inouï", dans lequel Stephan Eicher éclaire les liens entre musique tzigane et musique populaire suisse, en profitant pour rappeler quelques moments peu glorieux de l'histoire nationale helvétique.

Arrivés à Orbe tout excités, on a tout de suite pu déchanter: c'était complet. On a donc décidé de rentrer en prenant notre temps, histoire de s'en mettre plein les mirettes. Notre bande-son était "L'art de la fugue", de Bach; c'était de circonstances de se laisser bercer par une composition inachevée.

"Y a quelques jours, j'ai regardé par la fenêtre pis j'ai su qu'c'était la bonne heure. J'ai appelé Bernard pour lui dire qu'il fallait qu'il arrête séance tenante tout ce qu'il faisait et qu'il vienne m'embarquer pour faire la route de la cathédrale." nous a dit la Cri-Cri.

"Quelle cathédrale?!?", a alors demandé Vale.

"La nôtre. En tout cas la mienne : le bois de Champagne. Il est toujours beau, mais il y a deux moments dans l'année où il est particulièrement splendide. Au basculement de l'automne, et au printemps quand le vert est, j'sais pas trop comment dire, quand il est comme plus tendre que d'habitude. Alors là."


lundi 16 octobre 2017

ce guet de pierre qui nous scrute

L'automne m'a d'abord tiré une langue de brouillard depuis le lac, il y a quelques semaines, alors que j'étais dans le train m'emmenant à la Tchaux, à hauteur de Cofrane. Il n'avait pas encore commencé à changer les couleurs de sa toile, celle où nous fourmillons sans cesse plus ou moins attentivement, pas celle où nous nous saluons d'un coin du globe à un autre, l’œil rivé à un écran; par contre le froid, par contre l'humide.

Et puis, quelques jours plus tard, de violentes bourrasques; un coup de hache pour bon nombre d'arbres des environs. Se balader au bord de l'Arnon s'est vite mué en un parcours d'obstacles parmi des débris plus ou moins imposants.

"C'est que la bise ne leur fait pas de mal, même quand elle est glacée, parce qu'elle est régulière. Mais là. Et puis ce n'est pas nouveau que nos paysans se foutent complètement de leurs vergers. Les abres, c'est pas leur truc."

La Cri-Cri m'assénait ses vérités en buvant du café. Elle était d'humeur maussade, à la frontière troublée des saisons, alors elle mordait un peu tous ceux qui passaient par le tamis de ses paroles. Elle distribuait des notes; pas grand monde qui passait l'année.

Par moments, elles ne se parlent plus, avec la Lulu, sa voisine "potagère", sans qu'on sache vraiment pourquoi, si ce n'est qu'elles ont des tronches dures comme du caillou, des tronches que les coups de burin du temps, avec leurs lots de disparition, ont fait craqueler, parfois; jamais céder. Toujours à trimer, dedans et dehors; toujours à montrer qu'on donne le change, aux autres, puis avec soi s'arranger comme on peut, en serrant le poing dans le tablier, en s'écoutant si peu que le corps devient ce long hurlement silencieux qu'on tente de calfeutrer tant mal que mal.

En lui préparant le p'tit déj, j'avais repéré qu'elle avait entouré un des avis mortuaires, dans la "feuille" de samedi. J'apprendrai plus tard, avant qu'elle s'enflamme en nous parlant de la fête d'Unspunen regardée à la télévision, avec tout le monde qui chante, "ces Suisses-allemands, c'est quand même autre chose que les Romands, quand il s'agit d'être ensemble et de faire la foire", j'apprendrai plus tard que la dame, femme d'un cousin de mes oncles, n'était pas décédée du fait de son âge, non, mais d'un AVC, à soixante ans, sans qu'on sache si elle a eu le temps d'une ultime pensée pour sa Thaïlande lointaine, dont elle avait réussi à saupoudrer de nombreux sourires par Moudon et environs.

Mon père ne feuillette pas les avis mortuaires, lui, ça ne lui servirait d'ailleurs pas à grand chose, à Teboulba, ce bled tunisien si peu chaleureux, mais le téléphone a sonné il y a peu, remplissant sa demeure démesurée, cette bâtisse qui toussote sa maladroite folie de grandeurs. C'était la femme d'un ami qu'il ne voyait plus depuis quelques années, à cause d'elle. Elle lui annonçait, plusieurs mois plus tard, le décès de son mari. Il a bouclé avec encore un peu plus d'ombre dans le cœur et le regard.

Ayant appris qu'un autre de ses amis, mal en point depuis longtemps, était tout proche de la fin, il est venu en Suisse lui poser une main sur l'épaule. Une caresse qui lui a permis de sentir que les métastases avaient gagné et que la douleur prenait de plus en plus de place. Un contact qui fût le dernier, Alfonso cessant de respirer pratiquement dans l'élan de ce geste qui tentait d'effacer la distance, les incompréhensions et les non-dits; un geste qui essayait de dire que c'était autre chose qui avait compté et resterait.

"Eh ben votre père, il était pas reluisant", me dira la Cri-Cri. "Il a pris un sacré coup de vieux."

A qui l'dis-tu, la vieille. Un coup de massue courbant une silhouette déjà rattrapée par l'horloge que les années nous accrochent autour du cou; qui prend du poids, du poids.

Comme il n'a pas pu rester assez longtemps pour aller à la cérémonie confidentielle en hommage à son ami, je suis allé rejoindre la petite assemblée. On a écouté un curé plus illuminé qu'inspiré, ce qui lui donnait une tonalité presque grand-guignolesques. J'ai souri comme je pouvais à la magnifique photo d'Alfonso qui siégeait au milieu de plusieurs bouquets de tournesols. Il y était fidèle à l'image que j'en garderai, clope à la main et air malicieux; avec beaucoup de cicatrices et de fatigue dissimulées.

Nombreuses étaient les étincelles de souvenirs scandées par ces pétales d'un jaune fredonnant l'après, le mystère, la douleur, l'éphémère et la beauté parfois amère de ce grand brassage et de son évaporation inéluctable.

Samedi dernier, traversant à vélo les splendeurs de l'arrière-saison et la douceur qui les accompagne, je suis passé embrasser Meri. Elle vit avec des absences et un manque d'envie qui prennent beaucoup de place et encombrent son espace vital. Mais il y a quand même toujours beaucoup de lumière quand on se retrouve les deux.

En repartant, j'ai repensé à ce qu'elle m'avait dit, ce printemps, en découvrant sur ma table un livre de Garcia Lorca: "C'est quand on est arrivés en Suisse que j'ai pu le lire. On en avait entendu parler, de loin, bien sûr, mais... Enfin tu vois ce que je veux dire." 

J'ai décidé à ce moment que j'allais enfin regarder "Nostalgie de la lumière", de Patrício Guzman, un documentaire sur le désert d'Atacama, sur les étoiles qu'on y voit mieux que nulle part, sur les restes de restes de disparus chiliens qu'on piétine peut-être sans le vouloir, sur ce passé qu'on triture et qui nous triture plus souvent qu'on le souhaiterait.

Avant de traverser le pont qui signale l'entrée du village, j'ai longé un champ, derrière le "hangar à Fofo", ce hangar devant lequel flotte deux drapeaux, suisse et portugais, que le vent semble toujours prendre un malin plaisir à grignoter; dans ce champ: une dizaine de hérons slalomant paresseusement entre des vaches indifférentes. Non loin se trouvent des parcelles où nous allons allègrement glaner des patates et des carottes, ainsi que des vergers nous régalant de pommes et de poires, entre autres.

J'ai pris une grande bouffée de ce qui émane de ces images: des symboles nationaux ridiculisés par le vent; des oiseaux cohabitant avec des bovins peu farouches; de la terre donnant de quoi se sustenter sans que cela doive nécessairement être chiffré.

En arrivant devant la maison, il y avait Bernard et la Poupette qui bavardaient; passaient dans leurs paroles le bois de Champagne, des petites bestioles peu amènes et d'autres propos rappelant combien nos existences sont de minuscules miettes tombées sur une table trop grande; tout à coup quelqu'un décide que ça commence à bien faire, ou alors juste un coup de vent, ou tout juste un moineau, et hop! salut bonne nuit.

Je suis monté me faire du thé avant de visionner ces heures sur le Chili, où la gravité et la lucidité s'entremêlent en soupirs et poésie.

J'ai pensé à la Barbara d'Amalric, dégustée dans un Capitole encore plus immense d'être vide.

J'ai écrit dans ma tête une chronique sur trois livres que je viens de traverser, dans lesquels coulent de brumeuses rivières qui se confondent avec les veines et déveines de leurs narrateurs.

J'ai embrassé Violeta Parra, la plus puissante des rencontres faites de l'autre côté de Frère Océan.

Avant d'aller me coucher, je suis sorti prendre une bouffée de la fraîcheur nocturne. Il faisait clair. On distinguait la roche du Mont-Aubert, cet œil de rapace qui veille sur le lac et au-delà, ce guet de pierre qui nous scrute depuis un voisinage de l'au-delà.

Je lui ai piqué une plume.

Envie d'être son messager.

mercredi 26 avril 2017

avec tous ces nuages dedans





"Et dans ce geste de lire, on peut toucher du bout des doigts 
le cœur dissimulé qu'un autre avait tenté d'y écrire."

Tieri Briet, fixer le ciel au mur


Au moment de rentrer à vélo, après quelques heures à repeindre l'abri, au jardin chez mon oncle, on s'est dit qu'on n'allait pas aller droit au but, mais plutôt profiter de cette belle fin d'après-midi pour faire une boucle le long de l'Arnon.

Arrivés en haut du Cotabon, on a vu la Cri-Cri et la Lulu, venant chacune de son jardin, s'asseoir exactement en même temps, l'une à côté de l'autre, sur un petit muret. Chorégraphie parfaite. On n'a pas résisté et on s'est arrêtés, récompensés par l'histoire de la Lulu et de papy Charly, une amourette de montagne qui s'était transformée en idylle au pied-du-jura.

"C'était trop court, mais il avait des problèmes de cœur. Il avait dix-sept ans de plus que moi. On s'est aimé de 79 à 85."

Lulu l'évoquant avec encore des chatouilles dans le ventre et la Cri-Cri répétant "c'est vrai qu'il était gentil ce papy Charly".

"Je l'ai rencontré quand j'étais aux Diablerets avec mon p'tit fils. J'avais bien vu qu'il me regardait, ce p'tit bonhomme. J'me suis dit qu'il irait bien avec moi, parce que pour pas grand, il était pas grand. Pis une fois il s'est décidé à me demander si je voulais aller voir son joli buisson de fleurs. J'y suis allé. Pis là il m'a demandé si j'avais envie de voir son joli appartement. Je m'suis dit qu'j'étais bonne, que ça chauffait. Et pis voilà, après il est venu habiter ici, mais ça n'a pas duré assez longtemps. C'est comme ça."

La Cri-Cri disait à Vale "c'est trop joli. Tu verras qu'mon artiste, y va écrire ça en rentrant".

Elle avait presque raison, je l'ai fait quelques jours plus tard, au milieu d'une nuit chez le couple Y. Un endroit qui m'est un refrain pour quelque temps, puisque j'y assure, avec trois autres personnes, une présence en continu.

Mr et Mme Y ne voient et n'entendent presque plus rien. Lui a qui plus est des problèmes de démence, variables mais conséquents.

Quand j'y suis, je réalise encore plus combien l'écriture, même furtive, même anecdotique, offre un point d'appui sur le réel. Un rebond et une caresse. Noter certaines fulgurances ou certaines béances patinent différemment le temps qui n'en finit parfois pas de ne pas passer et permet de prendre un peu de recul avec les moments plus délicats.

L'attention aux mots, des siens et des autres, confère une épaisseur au réel et à la relation, alors que la vulgarité et l'arrogance ne parviennent qu'à les salir.

Il n'y a qu'à regarder à quoi ressemble la présidentielle française.

J'aime mieux sauver quelques paroles de monsieur Y:

"Quand on devient malvoyant, on commence à voir des choses qui n'existent pas."

"J'ai entendu parler de moteurs qui sont chargés de charger les oreilles."

"Le ciel a l'air de vouloir se résorber, avec tous ces nuages dedans."

mercredi 5 avril 2017

comme on n'oserait plus


Elle avait envie de viser Combremont. Pour une fois, c'était elle qui allait faire une tournée en enfance. Juste avant d'y arriver, elle nous a raconté que c'était son grand-père Gottfried qui avait quitté la Suisse-allemande pour venir ici, sa femme enfantant pas moins de quatorze fois.

Maintenant, il est dans un angle du cimetière, Gottfried, sous un cyprès qui mesure plusieurs mètres.

Un peu plus loin, il y a tante Anna et tante Emma, respectivement 94 et 91 ans.

"Ben moi, j'vais pas arriver jusque là, mais j'm'en fous", a dit la Cri-Cri, qui soufflera ses 84 bougies cet été.

Il y a aussi Berta, "qui n'a vraiment pas été gentille avec moi". (Maintenant que je l'écris ici, je me demande si ce n'est pas à son enterrement que ma maman a reçu une gifle pour avoir osé cette déroutante vérité d'enfant: "Pourquoi est-ce qu'il y a des gens qui pleurent, elle était tellement méchante, cette dame?!?")

Je me suis arrêté devant la tombe des époux Parriaux, amusé de voir inscrit Instituteurs juste sous leurs noms.

"C'est lui, c'est eux qui m'ont fait aimer la musique. Elle, c'était une pianiste virtuose. Pis lui, c'était un prof comme on n'oserait plus. Quand on jouait au foot, c'est tout juste s'il me disait pas de bouger mon cul."

Parlant de musique, elle ne passera pas "L'Octave", au nom prédestiné, sous silence, "c'est lui qui m'glissait un franc de temps en temps, mais en cachette, parce que si la Berta avait su, y se s'rait fait ruper. C'était une calure, il a été secrétaire communal des années. Il aurait voulu être notaire, mais son père a dit que comme ils avaient de la terre ici, il devait rester ici. C'est chez lui que j'ai entendu mon premier gramophone. Du Bovet." 

Elle a ensuite chantonné quelque chose, peut-être "La Marche des petits oignons" ou alors "La fanfare du printemps". Elle a levé la tête, signalant que "les pinsons s'en donnent à cœur joie" ce qui lui a rappelé que "l'oncle Maurice nous envoyait chercher les petits corbeaux pour les cuisiner. C'était délicieux. Tante Anna, c'est les petits blaireaux et les petits renards qu'elle nous a appris à manger."

En mettant au propre, un mois plus tard, les notes prises ce jour-ci, je sens à nouveau parfaitement ses yeux et sa voix humides, quand on a débouché au sommet d'une colline d'où on avait un coup-d’œil panoramique sur tout ce qui s'offre au regard depuis certains endroits du Jorat:

"Cette vue, j'm'en souviens. Pas tant du fait qu'on a eu froid et faim, pis qu'on devait sortir pour aller aux toilettes, mais cette vue, oui, c'est ça qui m'a le plus manqué, quand on s'est installés à Champagne. Pourtant maintenant tu sais combien je l'aime, mon pied-du-jura."

Elle a d'abord pensé au Château de Vuissens, pour croquer une morce, mais quand on y est arrivés, que j'ai vu l'accoutrement des clients, j'ai proposé qu'on opte pour un chouilla moins guindé.

Alors on est allés à l'Étoile de Combremont, et on a rudement bien fait. La Cri-Cri nous a encore réservé quelques sorties dont elle a le secret, me disant que j'avais "la pissotière en déroute", quand je m'éclipsais pour aller au petit coins, et disant à Vale, contemplant ses cheveux, qu'elle adorait son "aguillée de sicstus."

On en était au café quand sont passées devant nous une de ses amies de classe et sa sœur. Émotions à la buvette, dirait l'autre. Elles ont tchatché un p'tit coup, rien de trop, mais la Cri-Cri était de nouveau dans tous ses états.

"Vous savez que les deux, enfin surtout la sœur, c'était une sacrée bombe quand elle était jeune. Pas beaucoup d'mecs qui se retournaient pas sur son passage, j'peux vous dire."

Elle n'a pas ajouté que c'était tout pareille pour elle, mais moi je le sais, de même que la fois où celui qui deviendra son Georgy et mon grand-papa ira jusqu'à Zürich (en montant d'abord à Ste-Croix, histoire de se chauffer) pour la voir (elle y était fille au paire), espérant bien passer alors aux choses sérieuses, mais il n'aura au bout des coups de pédale même pas le droit à un baiser appuyé, elle prenant la fuite dès qu'il commencera à avoir les mains trop baladeuses.

Il tentera à nouveau sa chance, ils officialiseront tout ça, pis alors Clé-Clé, Boule, Kojak, Hédi, Nicole, Leila, moi, Sindy, Lolo, Habiba, Lucie, Zied et Dalil; série en cours.

dimanche 19 février 2017

autant que sa petite forme lui permettait



Elle avait petite mine, quand je suis arrivé, comme souvent ces derniers temps. Notamment le fait de kilos perdus qu'elle n'arrive pas à reprendre. Mais elle avait décidé qu'il fallait qu'elle s'active, et puis il faisait beau, alors elle allait viser l'Arnon.

"Tu fermeras pas en partant, si j'suis pas encore de retour." m'a-t-elle lancé en sortant. Je passais pour fouiller dans mes piles de livres, dans son ancienne épicerie, tentant de débusquer quelques passages à même de s'inviter dans un texte où devraient s'ébrouer quelques librairies.

J'ai glissé ceux que j'avais trouvés dans un sac, puis l'ai rejointe alors qu'elle n'avait pas encore atteint le jardin. "T'aurais pas oublié tes lunettes à soleil, par hasard?!?" Elle a levé la tête avec sa main droite en guise de visière, m'a pris par la taille avec son bras gauche, souriant autant que sa petite forme lui permettait.

"T'inquiète pas pour moi, j'suis pas foutue pour autant."

On s'est mis en marche, s'arrêtant quand elle voulait me dire quelque chose, vu qu'elle a de plus en plus de peine à souffler. On a dépassé le nouveau quartier du village puis le terrain de foot. On longeait le verger de Lény quand elle m'a montré deux arbres, en bordure d'un champ, sur l'autre versant de la route.

"Non mais t'as vu la dégaine de c'poirier?!? Pis ce cerisier-ci, c'est celui qui nous a donné notre dernier kirsch. Ils sont sur une parcelle à Steve, mais il se fout complètement des arbres; qu'est-c'que tu veux qu'j'te dise."

On a traversé la rivière, tourné à gauche. On s'est demandé si l'énorme tas de sable, à l'orée de la petite partie boisée où elle aimait tant venir "avec le grand-père et les gamins", allait servir pour la construction de la future école. Elle a continué à m'expliquer quelle parcelle appartenait à quel paysan. Elle m'a dit aussi qui était le propriétaire de la "petite forêt". "Tu sais, le monsieur qui travaillait au CERN, qui a un bateau à Grandson et des cheveux tout blancs."

On avançait lentement. On marchait autant dans l'espace que dans le temps. Sur le sentier d'aujourd'hui s'invitaient entre autres quelques couleuvres croisées bien souvent, il y a trente ans.

"C'est celui-ci des quatre noyers qui donne les plus grosses noix. Mais faut être malin pour en ramasser, quand elles commencent à tomber. Les promeneurs sont pas benêts, ils passent avant moi. "

Un peu plus loin, elle m'a glissé: "Ici, c'était l'endroit préféré de ta maman. Si tu savais le nombre de bouquins qu'elle y a lus."

A quelques pas d'une dense "barrière" d'arbres et de buissons "où une chatte ne retrouverait pas ses petits", comme me dira la Cri-Cri,  la figure de l'Absente se détachait soudain du décor, accompagnée du doux soupir de l'Arnon. Un cours d'eau qui, au terme d'une semaine où la neige jurassienne avait conséquemment fondu, courait vite rejoindre un lac qui n'en demandait pas moins.

"Le suicide est certainement la ligne ultime sur laquelle peut venir s'écrire la liberté humaine. Elle en est peut-être le point final." Dans "La barque silencieuse", le sixième volume de son "Dernier royaume", Pascal Quignard rappelle que le droit de mourir, tout comme l'amour fou, ne sont pas inscrits dans les droits de l'homme. Parce que "ces possibilités humaines sont trop extrêmes". Pour notre maman, c'était plutôt une sorte d'impossibilité humaine qui était devenue trop extrême. Parfois les deux se chevauchent.

La Cri-Cri s'est étonnée qu'il n'y ait pas un seul canard dans les parages. "Il y en a normalement toujours plusieurs couples, au moment des amours." C'est vrai, mais même si ce samedi était de toute beauté, il n'en restait pas moins un samedi de mi-février. Le printemps n'était donc encore pas tout à fait à l'heure du jour.

Quignard, dans ce même livre:

"La mort qui vient n'a nullement à être fuie comme le prétend l'absurde morale tonique, positive, religieuse des modernes. La mort a sa saison, qui n'est pas plus rebutante que les autres. Quand la saison de la mort est là - ce que tout le monde appelle hiver - il arrive que le ciel recoure de nouveau au bleu intense."

Depuis quelques mois, la Cri-Cri répète souvent qu'elle est prête. Quand notre paternel était de passage dans les parages, elle lui a dit: "Tu sais, Hédi, je suis prête."

De temps en temps, quand on la taquine, avec Bernard, elle répond de suite: "Je suis prête."

Jeudi après-midi, je suis parti à la recherche de "Leïlah Mahi 1932" avec Didier Blonde. Il y enquête au sujet d'une photo troublante, sur une tombe qui ne l'est pas moins, au Père Lachaise. Il écrit ceci, à la page 94: "Au carrefour des imaginaires, je m'étais mis à rassembler peu à peu les pièces d'un puzzle dépareillées. Pris dans un carnaval d'identités, je dressais le catalogue de ses différentes incarnations."

La Cri-Cri, elle, aura été d'un seul et unique tenant. Un bloc qui s'est bien adouci depuis que sa fille a finalement réussi à quitter une vie qui lui pesait trop, mais un bloc quand même.

Fille illégitime, femme, épouse, mère, amante (si peu), épicière, jardinière, tout cela avec quasiment pas de place pour le secret ou l'improvisation. Faire, faire, faire. La sainte trinité de la justification éternelle.

En l'esquissant, ici et dans mes carnets, j'ai l'impression de confectionner une sorte d'herbier de l'arbre hyper-actif (plutôt un vieux frêne, ce bois si nerveux) qu'elle aura été, s'étant plantée elle-même au pied de ce jura ("Vous pouvez bien vous foutre de moi, dès que je le vois pas, il me manque.") qu'elle aime tant.

Quand je suis dans ses parages je tente d'être, en notant et pianotant, le baromètre de la Cri-Cri; d'autant plus que celui de sa cuisine commence à pécloter.

On trouve ceci, encore, dans les pages de la barque magnifiquement chargée de Pascal Quignard:

"Lire est une expérience qui transforme de fond en comble ceux qui vouent leur âme à la lecture. Il faut serrer les vrais livres dans un coin car toujours les vrais livres sont contraires aux mœurs collectives. Celui qui lit vit seul dans son "autre monde", dans son "coin", dans l'angle de son mur. 

Et c'est ainsi que seul dans la cité le lecteur affronte physiquement, solitairement, dans le livre, l'abîme de la solitude antérieure où il vécut. Simplement, en tournant simplement les pages de son livre, il reconduit sans fin la déchirure (sexuelle, familiale, sociale) dont il provient."





vendredi 27 janvier 2017

du merveilleux anodin et anonyme de chaque journée




Ils sont deux en train de regarder une cascade, à Paterson. Le plus grand s'appelle Paterson, il est assis sur un banc. L'autre, on ne sait pas, mais il est très élégant. Après avoir demandé s'il pouvait s'asseoir, il sort un livre, bilingue anglais-japonais, de William Carlos William, le poète préféré de Paterson, le premier nommé.

William Carlos William était de Paterson, la ville où se déroule cette scène. Il écrivait des choses comme ça:

"J’ai eu mon rêve – comme les autres -
et il n’en est rien sorti, si bien
que je suis maintenant insouciant
les pieds plantés au sol
et je regarde le ciel -
je sens mes vêtements sur moi,
le poids de mon corps dans mes chaussures,
le bord de mon chapeau, l’air qui entre et sort
de mon nez – et je décide de ne plus rêver."


Elle ne se déroule pas vraiment, cette scène devant la cascade, qui est la dernière, elle prend plutôt très gentiment de l'ampleur, se déploie en douceur, comme de nombreux autres moments du film. Des images, des mots, des silences, de la tendresse qui lèvent comme la pâte du pain que j'ai pétrie en repensant à Paterson, le lendemain matin.

Regarder "Paterson", c'est sentir que la farine, le sel, la levure, l'huile, l'eau et les graines que vous avez mis dans votre poitrine ont pris forme et sont en train de monter. Ou alors, s'il manquait quelques ingrédients, vous les devinez qui s'insinuent en vous et commencent à se mélanger.


Le film prend son temps et ses aises de lundi à dimanche, tous les jours commençant avec le même plan sur Paterson et son amie, dans leur lit, Paterson se réveillant automatiquement entre 6h15 et 6h30. S'ensuivent des heures entre la maison et son bus, puis dans son bus, puis au bar où il va tous les soirs, pour Paterson, alors qu'elle reste chez eux, inventant tout le temps un moyen d'être créative, en noir et blanc, avec du tissu ou de la pâtisserie.

Elle est excessive dans l'exacte mesure où il est minimaliste. Ce serait peut-être ça, l'harmonie, non pas deux mêmes qui s'assemblent, mais des pleins et des vides qui se comblent naturellement.

Le samedi, alors qu'ils rentrent d'une soirée au cinéma, ils retrouvent le "carnet secret" de Paterson, celui où il écrivait tous les jours, déchiqueté par le chien de madame. Une madame tellement belle qu'à chaque fois qu'elle occupe l'écran, on a envie de lui dire d'en laisser un peu pour les autres. Une madame qui n'avait de cesse de lui dire de faire des copies de ses poèmes. Ce qu'il avait promis de faire. Bientôt.

Elle est désespérée devant les miettes que sont devenues les heures passées par son amoureux à tenter de sauvegarder un peu du merveilleux anodin et anonyme de chaque journée.

Paterson a beau être manifestement secoué, il lui dit de ne pas s'en faire, que "ce n'étaient que des mots, écrits sur de l'eau".

Dans le Matricule des anges de ce mois, il y a un entretien avec les fondateurs des Editions Parole, une petite maison provençale. Ces derniers y expliquent qu'ils ont dû retravailler un texte de Nancy Huston, parce qu'ils avaient à cœur que celui-ci soit plus "lisible", moins "confus". Ils redoutaient un peu de la confronter à leur lecture, mais elle a accepté toutes les corrections proposées, sauf celles sur la ponctuation, "parce que cela relève de l'intime", a-t-elle affirmé.

C'est aussi ça, Paterson, et tout Jarmusch avec lui: des films qui montrent combien la ponctuation est importante, combien cette ponctuation est l'affaire de chaque minute de nos vies, parce qu'elle est le souffle que l'on met dans chacun de nos pas, de nos gestes, de nos silences; un souffle qui passe par le regard et par l'écoute au moins autant que par la parole.

Alors que je commençais à tenter d'organiser mon ressenti autour de ce film superbe, la Cri-Cri est arrivée à la cuisine, m'a dit que ça sentait bon, m'a demandé ce que je notais, si j'avais "giclé" mon pain pour ne pas qu'il soit trop dur, m'a dit que l'hôpital était une vraie ruche, a ajouté que mon oncle allait faire un scanner, qu'elle avait vu un film sur la guerre, ah la guerre, que tous ces pauvres sans abri qui dormaient dehors,...

Elle balançait tout ça, debout devant moi, s'en allait au salon, revenait, reprenait le flot de toutes ces choses désordonnées qui la traversaient.

Elle se demandait ce qu'elle allait bien pouvoir faire à midi, voulait savoir si on serait là.

Je me suis souvenu ses manies, quelques jours plus tôt, alors qu'on regardait un film: elle "trifouillait" quelque chose sur son canapé, examinait ses pieds, faisait quelques remarques sur tel ou tel comédien.

Son incapacité à écouter et à se tenir tranquille est maladive, même devant un film qu'elle aime bien, elle ne peut pas rester sans bouger plus de cinq minutes.

La Cri-Cri n'a jamais pu réfléchir à la manière dont elle voulait ponctuer ses jours et ses nuits, n'a jamais pu prendre le temps, elle s'est retrouvée lancée toute jeune dans une phrase sans point dont elle ne sait pas s'extirper. Tout juste s'offre-t-elle des virgules en regardant le ciel, les arbres qui frissonnent, les pigeons qui font leur cirque sur le clocher de l'ancienne poste.

Le jardin et les balades au bord de l'Arnon étaient ses parenthèses, mais elle ne peut plus aller cheminer le long de la rivière depuis longtemps, et ses heures au potager deviennent rares.

"J'deviens folle quand j'peux rien faire. J'supporte pas de glander."



"Non. Je suis chauffeur de bus, seulement chauffeur de bus." C'est ce que répond Paterson au Japonais quand ce dernier lui demande s'il est un poète de Paterson, comme William Carlos William. "Non, je suis chauffeur de bus, seulement chauffeur de bus."

"Voilà qui est très poétique", lui répond le Japonais; apparaît alors le nom de Dubuffet, qui s'est tant démené contre la culture dominante et contre les arts culturels. Pour lui, l'art était toujours où on ne l'attendait pas.

"L'art, il déteste d'être reconnu et salué par son nom. Il se sauve aussitôt. L'art est un personnage passionnément épris d'incognito."

On peut "lire" Paterson comme ça, on peut se souvenir que Jarmusch jouait déjà de l'homonymie poétique dans Dead man, Johnny Depp étant pris pour le poète Wiliam Blake par un Indien. On peut se souvenir que ce film s'ouvrait par une citation de Michaux disant qu'il est "préférable de ne ps voyager avec un homme mort."

On peut tout ça, mais on peut aussi simplement se laisser porter et bercer par cet enchaînement d'instantanés qui durent, de mots que l'on voit naître au moment même où ils sont déposés sur le papier; on peut juste se laisser émerveiller par la manière dont tout ceci confère une autre lumière, une autre fraîcheur et une légèreté presque miraculeuse à des journées dénuées d'improvisation, des journées où, fabuleux paradoxe, tout est déjà écrit sauf ce qui s'écrit dans le mouvement du corps, d'un corps attentif à soi et aux autres.

Wiliam Carlos Wiliam, allez donc y voir, a aussi noté ceci:

"On me demande d’être clair. Oh clair! Clair!

Quoi de plus clair, entre tout, que

rien n’est moins clair, entre un homme et

son écriture, que de savoir qui est l’homme et

quoi l’écriture, et lequel des deux a

le plus de valeur"