Celle qui était notre guide, pendant la randonnée jusqu’à la
Laguna 69, enseigne aussi le Quechua. Elle m’a expliqué que c’est une langue
plurielle (six variantes dialectales), "académiquement réglementée"
mais difficile à écrire puisque certains sons ne correspondent à aucun signe.
Elle m’a surtout dit combien la rendait triste le fait que de nombreux jeunes
en aient honte, à tel point qu’ils refusent de la parler.
« Je tente de leur expliquer que c’est notre langue,
davantage que l’espagnol, arrivé avec les colonisateurs, mais ils ne
comprennent pas à quoi sert d’avoir une conscience historique, ni combien le
Quechua dit mieux de nombreuses choses nous reliant à notre terre et à notre
culture. »
- Dans un "collectivo" (petits bus qui sillonnent
les villes), à Ayacucho, j'ai lu, par-dessus l'épaule d'une étudiante, un tract
invitant à voter blanc "contre la farce électorale", pour indiquer
dans les urnes qu'il y a 25 ans qu'une immense partie du peuple ne sent pas
représenté par les gouvernements successifs. -
« Alors j’insiste auprès de ces jeunes pleins d’ambition qui
dénigrent le Quéchua, je leur dis que s’ils deviennent avocat, ou peu importe
quelle profession, il y a une partie des personnes qui vivent ici avec
lesquelles ils ne pourront même pas parler. Parce que dans les petits villages,
ici, bien des paysans ne comprennent pas vraiment espagnol. »
J'ai songé alors à la Tunisie, toujours présentée comme
bilingue par ceux qui ont étudié et ceux qui la représentent à l’étranger,
alors que je constate à chaque fois que je vais à Teboulba combien cela
signifie mettre de côté une partie importante de la population, et du coup
l'information qu'ils reçoivent, soit la base d'un système qui se veut
démocratique.
La Tunisie s’est aussi invitée dans mes réflexions quand je
lisais le dernier livre de Juan Marsé, « Esa puta tan distinguida » (« Cette
pute si distinguée », un roman où, comme le dit l’auteur, « rien en lui n'est
ce qui paraît, à commencer par le titre », qui fait référence à la mémoire). Le
narrateur, qui doit écrire un scénario sur un fait divers datant des années 40,
constate que bien des mots n’étant désormais plus soumis à la censure souffrent
encore de l’interdit qui a pesé sur eux pendant des années. Ils ne parviennent
pas à reprendre un sens qui ne soit pas comme perverti.
La liberté d'expression, au Pérou, nous a donné l'occasion
de voir une manifestation contre l'autorisation du mariage gay, à Cusco. Au nom
des lois de Dieu, qui a créé des hommes et des femmes pour qu'ils fassent des
enfants, par pour qu'ils se comportent comme des déviants. Étrange de voir ces
personnes, pour une bonne partie en habits traditionnels, défiler pour défendre
des valeurs du Pérou calquées sur une religion qui s'est déversée dans tout le
Continent avec une violence inouïe. Difficile de ne pas être infiniment triste
en voyant des enfants d'à peine cinq ans tentant de porter des panneaux avec
des slogans haineux.
"Quand les Espagnols sont arrivés pour défier les
Incas, ils ont anéanti une civilisation qui avait un savoir immense, une
connaissance vertigineuse des constellations et des connaissances fabuleuses en
construction. Les Européens, quant à eux, pensaient encore que la terre était
plate comme une pizza."
C'est ce que nous a dit, en riant, un guide de haute
montagne rencontré dans une situation plutôt rocambolesque.
Juan Marsé, en introduction de son roman, dit pour sa part
ceci:
"Je suis quelque chose de plus que laïque, je suis
décidément anticlérical. Tant que l'église catholique ne demande pas pardon
pour sa complicité avec la dictature franquiste, me déclarer anti-clérical est
le moins que je puisse faire. Je jouis d'une "clergo-phobie"
salutaire depuis ma plus tendre adolescence."
Lizza Bogado, une chanteuse paraguayenne, est venue en
concert à Lima. Une bonne partie de son répertoire est en guarani, parce que
quantité de choses qu'elle ressent, elle ne peut pas les dire en espagnol.
Tout ceci, à quoi s'ajoutent les slogans des candidats
s'étalant partout, en ville ou à la campagne, sur le moindre centimètre disponible;
eh bien tout ceci, je l'avoue, me donne plutôt envie d'apprendre le
Quéchua que d'approfondir mon espagnol.
Je laisse le mot de la fin à Eduardo Galeano, par
l'intermédiaire d'un des textes brefs de son recueil posthume "El caçador
de historias":
« Quand les conquérants espagnols mirent pour la première
fois le pied sur les sables de Yucatán, quelques natifs sortirent à leur
rencontre.
Selon ce que conta le frère Toribio de Benavente, les
Espagnols leur demandèrent, en langue castillane :
- Où
sommes-nous ?!? Comment s’appelle cet endroit ?!?
Et les natifs répondirent, en langue maya yucatèque :
- Tectetán, tectetán.
Les Espagnoles entendirent :
- Yucatán, Yucatán.
Et depuis lors, ainsi s’appelle cette péninsule.
Mais dans leur langue, les natifs avaient dit :