- Un vieux bonhomme, à la gare de Sabiñanigo (en Espagne, en Aragon plus précisément), qui marche comme il peut, à savoir pas trop bien, en traînant les pattes, qui sont quatre parce qu'il a des béquilles. Il pourrait rester tranquille, mais non, il fait des allers et retours, expliquant à tout le monde quel quai permet de monter dans un train qui va "vers en haut", ou " vers en bas".
Il a des chaussettes sous ses sandales, une casquette "sur soif" (décalée un tiers sur la gauche, pas complètement enfoncée), un pantalon sans âge et sans forme, un gros pull en laine qu'il finit par enlever alors qu'il fait déjà environ trente degrés; il se l'attache autour de la taille.
- Au bord de la Garonne; non: au bord de la route bordant la Garonne, un type, pas quarante ans, tend la main aux véhicules qui s'arrêtent. Il a non seulement un sourire radieux trouant sa barbe rousse, mais une coupe dorée sur laquelle il a collé un carton où est inscrit: mendiant de l'année 2015-2016.
- Il est 10h30 à la terrasse du café du marché de Cahors quand, d'une porte jouxtant notre table, sort une dame âgée qui se met à nous parler. Elle a un morceau de maquillage bleu perdu sur son nez, un rouge à lèvres pas très judicieux et une canne factice.
Elle nous dit qu'elle est dans les choux parce qu'elle a bu des verres avec un ami le soir d'avant; que tout le monde lui fait faire n'importe quoi sous prétexte qu'elle n'a rien à faire; qu'elle est en train de lire un bouquin de d'Ormesson et que du coup elle n'est pas à Cahors, Cahors, où, précise-t-elle, il ne faut pas se contenter d'entrer dans la cathédrale mais en visiter le cloître, qui est exceptionnel.
Puis alors, sans avoir repris son souffle, elle s'en va d'un pas à la grâce impeccable, contrastant fortement avec le manque d'élégance de sa mise précipitée. Ou quand les habitudes vieillissent mieux que leurs atours.
De retour au pied-du-jura, je parcours en sens inverse mon petit carnet de "chercheur d'encres" pour en extirper quelques instants glanés depuis que j'ai volé de Santiago à Madrid. On y lit aussi Léa s'exclamant que ses "cheveux jouent avec le vent", dans la voiture, quand les fenêtres sont ouvertes et que nous rentrons d'une chouette journée au lac. On y entend parfois, à Serres-Morlaas, un âne que Céline trouve "fort triste"; c'est vrai que son braiement semblait exténué, lessivé. On y devine Vale qui, chez Emmaüs, prend peur quand ça joue des coudes pour des fringues de marque à 2 euros. On s'y allonge aussi tout près de l'assemblée de chênes, à Cambes, devant chez Maud, Pablo et Basilou.
Tout ça, c'était pour la France, et la micro-parenthèse espagnole, quand j'espérais encore réussir à affronter les Pyrénées avec mon sac une nouvelle fois beaucoup trop chargé.
Il y a eu ensuite le Portugal, avec son cortège de découvertes, de surprises, de déceptions, d'émotions contrastées.
Pas envie d'écrire à ce propos, ici et maintenant, comme ça. Mais ça reviendra, refera surface plus tard, assurément.
Pour l'heure, je suis de nouveau près du lac de Neuche, à Champagne, chez la Cri-Cri, qui m'a glissé, à peine arrivé, quand je lui avouais que sa maladie d'amour pour la région devenait de plus en plus contagieuse à mesure que je vagabondais.
"Quelqu'un m'a dit qu'il ne comprenait pas comment je pouvais aimer le jura, qu'il n'y avait rien, dans le jura. Je lui ai juste répondu: ah si tu savais; si tu savais tous les trésors qu'on y trouve, dans le jura."
Hier, comme le soleil était de la partie, je suis monté en courant au Chasseron, avant qu'il y ait de la neige. J'avais pris avec moi la correspondance entre Voisard et Chappaz, de 1967 à 1972.
J'en ai lu une bonne moitié, au sommet, avec ce panorama vertigineux. J'ai mis en évidence, pensant à ma grand-maman, cet extrait d'une lettre de Maurice à Alexandre, datée du mardi matin 3 juillet 1967:
"C'est la grande révolte contemplative au milieu des tracas, des bonheurs et des incertitudes qui va nous maintenir réellement en vie."