vendredi 25 novembre 2016

une phrase qui en dit long







Je l'entends d'abord appeler le chat par une des fenêtres du premier étage, un "Loute" qui s'allonge, vibre, se ferme. Un nom comme dit à l'accordéon. Le tango de Loute, variations saisonnières.

Je la devine ensuite monter les escaliers, ouvrir la porte du corridor. Elle passe la tête dans l'encadrement de la porte:

"Elle est là?!?".

Non.

Elle redescend, préoccupée,

"Louououououououououte",

recommence à étirer ce "ou" jusqu'au sommet du clocher de l'ancienne poste, juste en face, jusqu'à ces pigeons qu'elle observe souvent jouer leur pièce de théâtreux du dimanche.

"Ils sont un peu cinglés, viens regarder, y en a toujours un qui arrive pour chasser les autres et faire le beau."

Mais, pour l'heure, le chat n'est pas là, alors ça ne va pas. Je me demande si je comprendrai un jour cette inquiétude qu'elle se fait pour tellement de personnes; pour son chat; pour celui de Leila; pour Baloo, le chien des Guilloud.

Parlant des Guilloud, René m'a demandé, alors que j'allais sur leur tas de fumier vider le compost, si j'étais tonton. Oui m'sieur. Il a ajouté qu'il pensait souvent à ma maman; que plus il vieillissait, plus ses souvenirs d'enfance refaisaient surface. On a causé mariage, divorce, boulot.

"Parce que toi, finalement, t'as quoi comme formation?!?"

"Moi, tu sais René, j'dois bien avouer que j'ai que des déformations."

"Ouais, c'est bien c'que j'pensais." Non, ça c'est moi qui rajoute; René est bien trop gentil pour dire ce genre de choses.

"Alors là, ça dépend sur qui, m'a dit la Cri-Cri, ceux qu'il aime pas, ils le savent généralement assez vite."

Notant ces saynètes, ces bribes de journée restées accrochées dans le filet de mes pensées, me reviennent en tête deux chardonnerets; ils étaient posés sur le drôle de tournesol, au jardin, qui semblait un peu perdu parmi des restes de salades, de fraises et de patates.

"Comment ça s'fait que t'aies planté qu'un tournesol, mère-grand?!?"

"Oh, il s'est planté tout seul. Ca m'faisait mal au cœur de l'enlever, alors j'l'ai laissé."

Ce matin, alors que je pianotais, elle est venue m'expliquer ce qu'elle avait prévu de nettoyer et de ranger, aujourd'hui. Je l'écoutais et la regardais avec le sourire.

"J'te fais marrer, hein?!? T'as bien raison."


Elle fait quelques pas dans le corridor. S'arrête. Revient.

"Ton rêve, ce serait quoi?!? Moi, ça a toujours été d'avoir un bistrot. Mais bon, ça c'est pas donné. Ma vie, ça a été d'élever mes enfants."

Elle repart, me laisse seul avec tout ce que ses paroles viennent de faire naître en moi. Pas longtemps. Elle m'appelle depuis la cuisine. Je descends.

"Tu peux m'ouvrir les deux boîtes de ravioles, s'te plaît."

Je prends l'ouvre-boîte sous le four, m'attaque à ces condensés de souvenirs jamais remangés depuis les samedis où c'était le repas de midi officiel, jour de ménage oblige

"T'écris quoi?!?"

Je lui dis que je jongle, qu'un mail écrit à des amis me fait noter certaines choses dans un cahier, qu'une lecture m'amène à en noircir un autre. C'est vrai que je jongle, avec certaines balles qui restent accrochées dans le brouillard, d'autres qui tombent par terre, certaines qui vont attendre le retour de la neige au Chasseron.

"Tu t'fais plaisir, en tout cas."

Si on veut.

Je remonte, l'entends se maronner: "Ah non, tu vas pas recommencer à saigner du nez, grand-mère, c'est pas l'moment."

Une phrase qui en dit long. Aussi long que le nom du chat quand elle l'appelle par la fenêtre.

Une phrase qui parle de sa vie et de son corps, de ce qu'elle a enduré sans s'écouter; une manière de s'adresser à soi qui résume ce qui la maintient en vie tout en épuisant ses dernières forces.

Un jour comme-ci. Un jour comme-ça. Un jour couçi-couça. Mais boutiquer, faire à manger et laver, quoiqu'il en soit.

"Y a rien à faire, je supporte pas les jours où j'ai l'impression de pas en avoir foutu une."

Le tango de la Cri-Cri. 

mercredi 9 novembre 2016

ça doit plus être un petit ruisseau


 

 Alors que je bouquinais, triais, rangeais, écrivais - alors que je "boutiquais", dirait ma grand-maman - depuis un moment dans mon bureau, j'ai vu que l'après-midi avait déjà bien avancé: le bon moment pour descendre boire un thé avec la mère-grand, précisément. Et goûter une tranche de sa savoureuse salée. J'avais pris avec moi de nombreux articles que je garde depuis bientôt vingt ans. Je me suis posé à la table de la cuisine, me suis mis à faire des piles: en lien avec la traduction; avec l'édition; avec le Portugal; avec la Suisse; article sur des auteurs que j'aime; textes (éditos, chroniques,...) percutants; à jeter.

Pendant ce temps, la Cri-Cri, au salon, regardait par la fenêtre:

"Le ciel est bouché bouché. Il est gris partout. Y a pas beaucoup d'oiseaux dans l'ciel, j'te dirai. Pas même un pigeon autour du clocher, y doivent se planquer ailleurs. L'Arnon doit avoir de l'eau, ça doit plus être un petit ruisseau."

Parmi les nombreux papiers qui me passaient devant les yeux se trouvait un article sur Jean-Claude Pirotte. Il y a peu, j'ai passé son bouquin posthume, "Le silence", à ma grand-maman, qui déguste ses phrases "écrites comme on parle", me dit-elle, "et puis il voit et sent toutes ces choses que tellement de gens ne pernnent même pas le temps de regarder". Dans l'article que je parcourais est citée cette phrase de Rue des Remberges: "Tous nous passons nos jours sous un ciel de légende et nous l'oublions à chaque instant."  Pas la Cri-Cri, jamais.

Elle est venue faire quelques pas près de la table, a rempli sa tasse, est retournée dans son fauteuil, où Louloute, le chat, était allongé comme un prince. "C'est 5h, tu sais qu'les voitures se suivent. C'est un défilé. On est dans un sacré bled. Mais c'est pour ça qu'on a encore un endroit où aller faire les courses, parce que j'peux t'dire que suivant où, faut s'lever de bonne heure."

Dans ma paperasse, j'ai retrouvé un entretien avec Vitor Silva Tavares, le si singulier éditeur portugais qui a inventé les éditions "& etc". Il y dit que celui qu'il considère comme son maître ne lui a jamais rien enseigné, mais que c'était un "gentil sage" qui l'a "mis en état de savoir". Grand-maman serait plutôt une tendre que la vie n'a pas ménagée, mais qui m'a mis en état de sentir la nature, indéniablement. Pour ce qui est des personnes, elle est un peu moins douée; pourtant elle s'est bien améliorée.

J'ai retrouvé, pendant mes gesticulations statiques, l'article de Jean-Baptiste Harang, daté de septembre 2004, qui m'avait donné envie de lire "Dernier amour":

"Christian Gailly écrit pour être consolé, sans l'ombre d'une illusion, on le lit pour exactement la même raison, alors, forcément, on se tombe dans les bras."

Il y a beaucoup de ça dans les moments précieux que je réussis à nouveau à passer à Champagne.

Quand je vais courir au bord de l'Arnon, je pense à ces lignes de Pascal Quignard:

"Ce que je tente de faire, en écrivant, est à la fois orgueilleux et très précis. Je veux penser par moi. Je ne veux penser que de façon non générique, non générale. Ni pour la nation, ni pour Dieu, ni pour la France, ni pour la langue. Je pense pour le bord de la rivière où je suis né, qui s'appelait l'Iton, au Havre en ruine, après la guerre." 

En fin d'année, je vais accompagner Béatrice dans le désert de Jordanie. Le 4 janvier, nous serons dans la Vallée de l'Arnon, qui est le deuxième plus grand fleuve, après le Jourdain, à se jeter dans la Mer Morte. En portugais, on dit "desaguar", que j'entends comme "perdre les eaux". L'Arnon donnera donc naissance dans la Mer Morte, pratiquement exactement quatre ans après que ma maman est entrée dans le Mystère de l'après. Elle qui aimait tant le lac de Neuchâtel, où "notre" petit Arnon termine sa course.

L'Arnon apparaît donc plusieurs fois dans la Bible, plus précisément dans l'Ancien Testament, que je traverse dans sa nouvelle version, publiée en 2002 et co-dirigée par Frédéric Boyer. Un auteur et traducteur qui, à la sortie de son roman "Abraham remix", affirmait ceci :

"Remixer, c'est donc prendre les textes et les laisser fuir, ne pas les fixer dans des obsessions, qu'elles soient confessionnelles ou non. Sinon, on rabat le texte sur la terre et on écrase la terre sur le texte et ça devient ce qu'on voit aujourd'hui, et on tue des gens pour ça."

Il disait cela en 2005. Onze ans plus tard, Trump est président; une élection à quoi j'accollerai ces lignes de Jean Sulivan, un prêtre-écrivain à la colère salutaire:

"Les hommes politiques sont ce que nous les faisons avec notre goût dépravé du mauvais théâtre de l'actualité, avec quoi nous comblons l'ennui inavoué; ils sont la cristallisation de nos idolâtries, aussi bien en forme de piété que d'ironie ou de ressentiment, dans le vide spirituel. Nous sommes devenus le tiers monde de la spiritualité"."

Depuis que je suis rentré, je suis très peu sorti du village, n'ai dit à presque personne que j'étais de retour, attendant que les rencontres se fassent naturellement, puisque je sais que cette fois je suis à nouveau dans la place de jeu de mon enfance pour un bout de temps. Plus envie d'enchaîner les moments intenses, de courir à gauche à droite, de ne voir nombre de mes amis qu'une fois tous les six mois en devant commencer par faire des mises à jour.

Je m'en remets plutôt à la nuit, à ses dernières heures que j'aime tellement parcourir du bout du cœur; j'entre en phase de métabolisation lente.

Dans mon fatras, il y avait aussi ceci, de Pedro Kadivar, recopié à la main:

"Il te faut une nouvelle enfance. C'est le seul âge qui n'hésite jamais, le seul circulaire dans la vie d'un homme. Mais il te faut l'inaugurer toi-même à chaque fois, la faire sortir de la terre qui est en toi. C'est la beauté d'une vie d'adulte, que de pouvoir inaugurer l'enfance à l'infini."