Je l'entends d'abord appeler le chat par une des fenêtres du premier étage, un "Loute" qui s'allonge, vibre, se ferme. Un nom comme dit à l'accordéon. Le tango de Loute, variations saisonnières.
Je la devine ensuite monter les escaliers, ouvrir la porte du corridor. Elle passe la tête dans l'encadrement de la porte:
"Elle est là?!?".
Non.
Elle redescend, préoccupée,
"Louououououououououte",
recommence à étirer ce "ou" jusqu'au sommet du clocher de l'ancienne poste, juste en face, jusqu'à ces pigeons qu'elle observe souvent jouer leur pièce de théâtreux du dimanche.
"Ils sont un peu cinglés, viens regarder, y en a toujours un qui arrive pour chasser les autres et faire le beau."
Mais, pour l'heure, le chat n'est pas là, alors ça ne va pas. Je me demande si je comprendrai un jour cette inquiétude qu'elle se fait pour tellement de personnes; pour son chat; pour celui de Leila; pour Baloo, le chien des Guilloud.
Parlant des Guilloud, René m'a demandé, alors que j'allais sur leur tas de fumier vider le compost, si j'étais tonton. Oui m'sieur. Il a ajouté qu'il pensait souvent à ma maman; que plus il vieillissait, plus ses souvenirs d'enfance refaisaient surface. On a causé mariage, divorce, boulot.
"Parce que toi, finalement, t'as quoi comme formation?!?"
"Moi, tu sais René, j'dois bien avouer que j'ai que des déformations."
"Ouais, c'est bien c'que j'pensais." Non, ça c'est moi qui rajoute; René est bien trop gentil pour dire ce genre de choses.
"Alors là, ça dépend sur qui, m'a dit la Cri-Cri, ceux qu'il aime pas, ils le savent généralement assez vite."
Notant ces saynètes, ces bribes de journée restées accrochées dans le filet de mes pensées, me reviennent en tête deux chardonnerets; ils étaient posés sur le drôle de tournesol, au jardin, qui semblait un peu perdu parmi des restes de salades, de fraises et de patates.
"Comment ça s'fait que t'aies planté qu'un tournesol, mère-grand?!?"
"Oh, il s'est planté tout seul. Ca m'faisait mal au cœur de l'enlever, alors j'l'ai laissé."
Ce matin, alors que je pianotais, elle est venue m'expliquer ce qu'elle avait prévu de nettoyer et de ranger, aujourd'hui. Je l'écoutais et la regardais avec le sourire.
"J'te fais marrer, hein?!? T'as bien raison."
Elle fait quelques pas dans le corridor. S'arrête. Revient.
"Ton rêve, ce serait quoi?!? Moi, ça a toujours été d'avoir un bistrot. Mais bon, ça c'est pas donné. Ma vie, ça a été d'élever mes enfants."
Elle repart, me laisse seul avec tout ce que ses paroles viennent de faire naître en moi. Pas longtemps. Elle m'appelle depuis la cuisine. Je descends.
"Tu peux m'ouvrir les deux boîtes de ravioles, s'te plaît."
Je prends l'ouvre-boîte sous le four, m'attaque à ces condensés de souvenirs jamais remangés depuis les samedis où c'était le repas de midi officiel, jour de ménage oblige
"T'écris quoi?!?"
Je lui dis que je jongle, qu'un mail écrit à des amis me fait noter certaines choses dans un cahier, qu'une lecture m'amène à en noircir un autre. C'est vrai que je jongle, avec certaines balles qui restent accrochées dans le brouillard, d'autres qui tombent par terre, certaines qui vont attendre le retour de la neige au Chasseron.
"Tu t'fais plaisir, en tout cas."
Si on veut.
Je remonte, l'entends se maronner: "Ah non, tu vas pas recommencer à saigner du nez, grand-mère, c'est pas l'moment."
Une phrase qui en dit long. Aussi long que le nom du chat quand elle l'appelle par la fenêtre.
Une phrase qui parle de sa vie et de son corps, de ce qu'elle a enduré sans s'écouter; une manière de s'adresser à soi qui résume ce qui la maintient en vie tout en épuisant ses dernières forces.
Un jour comme-ci. Un jour comme-ça. Un jour couçi-couça. Mais boutiquer, faire à manger et laver, quoiqu'il en soit.
"Y a rien à faire, je supporte pas les jours où j'ai l'impression de pas en avoir foutu une."
Le tango de la Cri-Cri.