Dernier week-end d'octobre, premier dimanche aux contours et au contact de l'heure d'hiver. Je suis allé courir dans les ultimes soupirs du jour, passant par les Vernes, le Trésy, les Pâquis. Pris de cours par l'obscurité, j'ai dû laisser tomber le retour par le bord de l'Arnon, où je risquais de perdre une cheville. J'ai donc continué jusqu'au Clos du Pont, à Péroset, puis j'ai longé la route pour regagner la ligne droite bétonnée, à travers champs sur deux kilomètres, avec un énorme hangar agricole à chacune de ses extrémités. Je côtoie alors la Condémine, passe par en Bayard, souri aux Moqueuses avant de frôler les Chevalenson et la Palette.
Ces noms, pour une bonne partie, je les découvre à l'instant grâce à la carte de la région. J'ai de plus en plus la sensation intime que le monde s'élargit grâce aux mots, grâce au soin qu'on leur prodigue, à l'attention qu'on leur porte. Ils permettent de mieux arpenter nos paysages, por dentro e por fora, dirait la langue portugaise, cette merveille plurielle dont nombre d'inflexions vibrent dans ma poitrine.
"Mes crises d'enfant relevaient d'une affaire sérieuse et ancienne: la langue. Je me devais d'en découvrir une tranchante comme un jugement, ayant la précision d'une griffe mais aussi la patience d'une condensation. Intelligente, et qui aurait l'ambition de s'étendre d'est en ouest et d'investir le moindre creux, la moindre aspérité, les moindres fissures et autres crevasses invisibles à l’œil nu dans mon village."
C'est Kamel Daoud qui l'écrit, dans "Zabor", un livre qui brasse colère, frustrations, illuminations, incantations et bien d'autres brûlures; il les brasse dans un très vieux chaudron non pas en cuivre mais en livres, en quelques livres que le narrateur découvre, déchiffre laborieusement avant de les relire, de les re-relire, puis d'en inventer ayant pour titres ceux figurant à la fin des ouvrages ayant infusé en lui.
Au printemps dernier, j'ai passé chez Marcel et Yvette des heures qui par moments oubliaient de tourner, ou alors qui le faisaient en épelant tellement chaque minute qu'elles en devenaient de longues phrases bégayées, obsédées et obsédantes, hésitantes et hésitées. Il fallait lâcher, accepter de changer de peau et de souffle pour entrer en résonance avec la vie de ces nonagénaires chancelants. Avec leurs ombres et leurs lueurs; avec leurs intérieurs: leur intérieur meublé et leur intérieur démembré, celui qu'ils tentaient souvent, sans succès, de rapiécer.
Pendant ces séjours à leur domicile, un livre m'a été particulièrement précieux, par ce qu'il éclairait autant que par ce qu'il acceptait du flouté de l'existence, quand la folie s'invite et s'incruste: Les conversations entre Jean Oury et Marie Depussé. Le premier a fondé la Clinique psychiatrique de la Borde, la seconde y a passé beaucoup de temps, à écrire, à lire, à aimer, à vivre avec cette assemblée de fous qui voulaient qu'on les appelle ainsi, plutôt que malades.
C'est dans le Matricule des anges du mois d'octobre que j'ai appris qu'elle était décédée l'été dernier. Je l'ai su grâce à une chronique somptueuse de Xavier Person; il y mentionne notamment les échanges avec Oury, mais aussi une silhouette étrange et attachante croisée dans un petit hameau des Cévennes. Un type vivant dans "une maison minuscule, à peine une maison", qui se poste tous les soirs en haut d'une route, pour écouter France Culture qu'il ne capte pas de chez lui.
Cette chronique est parfaite, dans son équilibre, dans son souffle, dans les portes qu'elle entrouvre, discrètement, sur les cagibis de nos vies; ces paragraphes nous rappellent qu'il ne faut peut-être pas grand-chose pour en faire des malles aux trésors.
Dimanche matin, on a embarqué la Cri-Cri pour aller voir "Yéniche inouï", dans lequel Stephan Eicher éclaire les liens entre musique tzigane et musique populaire suisse, en profitant pour rappeler quelques moments peu glorieux de l'histoire nationale helvétique.
Arrivés à Orbe tout excités, on a tout de suite pu déchanter: c'était complet. On a donc décidé de rentrer en prenant notre temps, histoire de s'en mettre plein les mirettes. Notre bande-son était "L'art de la fugue", de Bach; c'était de circonstances de se laisser bercer par une composition inachevée.
"Y a quelques jours, j'ai regardé par la fenêtre pis j'ai su qu'c'était la bonne heure. J'ai appelé Bernard pour lui dire qu'il fallait qu'il arrête séance tenante tout ce qu'il faisait et qu'il vienne m'embarquer pour faire la route de la cathédrale." nous a dit la Cri-Cri.
"Quelle cathédrale?!?", a alors demandé Vale.
"La nôtre. En tout cas la mienne : le bois de Champagne. Il est toujours beau, mais il y a deux moments dans l'année où il est particulièrement splendide. Au basculement de l'automne, et au printemps quand le vert est, j'sais pas trop comment dire, quand il est comme plus tendre que d'habitude. Alors là."
Ces noms, pour une bonne partie, je les découvre à l'instant grâce à la carte de la région. J'ai de plus en plus la sensation intime que le monde s'élargit grâce aux mots, grâce au soin qu'on leur prodigue, à l'attention qu'on leur porte. Ils permettent de mieux arpenter nos paysages, por dentro e por fora, dirait la langue portugaise, cette merveille plurielle dont nombre d'inflexions vibrent dans ma poitrine.
"Mes crises d'enfant relevaient d'une affaire sérieuse et ancienne: la langue. Je me devais d'en découvrir une tranchante comme un jugement, ayant la précision d'une griffe mais aussi la patience d'une condensation. Intelligente, et qui aurait l'ambition de s'étendre d'est en ouest et d'investir le moindre creux, la moindre aspérité, les moindres fissures et autres crevasses invisibles à l’œil nu dans mon village."
C'est Kamel Daoud qui l'écrit, dans "Zabor", un livre qui brasse colère, frustrations, illuminations, incantations et bien d'autres brûlures; il les brasse dans un très vieux chaudron non pas en cuivre mais en livres, en quelques livres que le narrateur découvre, déchiffre laborieusement avant de les relire, de les re-relire, puis d'en inventer ayant pour titres ceux figurant à la fin des ouvrages ayant infusé en lui.
Au printemps dernier, j'ai passé chez Marcel et Yvette des heures qui par moments oubliaient de tourner, ou alors qui le faisaient en épelant tellement chaque minute qu'elles en devenaient de longues phrases bégayées, obsédées et obsédantes, hésitantes et hésitées. Il fallait lâcher, accepter de changer de peau et de souffle pour entrer en résonance avec la vie de ces nonagénaires chancelants. Avec leurs ombres et leurs lueurs; avec leurs intérieurs: leur intérieur meublé et leur intérieur démembré, celui qu'ils tentaient souvent, sans succès, de rapiécer.
Pendant ces séjours à leur domicile, un livre m'a été particulièrement précieux, par ce qu'il éclairait autant que par ce qu'il acceptait du flouté de l'existence, quand la folie s'invite et s'incruste: Les conversations entre Jean Oury et Marie Depussé. Le premier a fondé la Clinique psychiatrique de la Borde, la seconde y a passé beaucoup de temps, à écrire, à lire, à aimer, à vivre avec cette assemblée de fous qui voulaient qu'on les appelle ainsi, plutôt que malades.
C'est dans le Matricule des anges du mois d'octobre que j'ai appris qu'elle était décédée l'été dernier. Je l'ai su grâce à une chronique somptueuse de Xavier Person; il y mentionne notamment les échanges avec Oury, mais aussi une silhouette étrange et attachante croisée dans un petit hameau des Cévennes. Un type vivant dans "une maison minuscule, à peine une maison", qui se poste tous les soirs en haut d'une route, pour écouter France Culture qu'il ne capte pas de chez lui.
Cette chronique est parfaite, dans son équilibre, dans son souffle, dans les portes qu'elle entrouvre, discrètement, sur les cagibis de nos vies; ces paragraphes nous rappellent qu'il ne faut peut-être pas grand-chose pour en faire des malles aux trésors.
Dimanche matin, on a embarqué la Cri-Cri pour aller voir "Yéniche inouï", dans lequel Stephan Eicher éclaire les liens entre musique tzigane et musique populaire suisse, en profitant pour rappeler quelques moments peu glorieux de l'histoire nationale helvétique.
Arrivés à Orbe tout excités, on a tout de suite pu déchanter: c'était complet. On a donc décidé de rentrer en prenant notre temps, histoire de s'en mettre plein les mirettes. Notre bande-son était "L'art de la fugue", de Bach; c'était de circonstances de se laisser bercer par une composition inachevée.
"Y a quelques jours, j'ai regardé par la fenêtre pis j'ai su qu'c'était la bonne heure. J'ai appelé Bernard pour lui dire qu'il fallait qu'il arrête séance tenante tout ce qu'il faisait et qu'il vienne m'embarquer pour faire la route de la cathédrale." nous a dit la Cri-Cri.
"Quelle cathédrale?!?", a alors demandé Vale.
"La nôtre. En tout cas la mienne : le bois de Champagne. Il est toujours beau, mais il y a deux moments dans l'année où il est particulièrement splendide. Au basculement de l'automne, et au printemps quand le vert est, j'sais pas trop comment dire, quand il est comme plus tendre que d'habitude. Alors là."