"Ces balades d'un jour, on s'y lance sans savoir comment on en reviendra, et on en revient sans savoir comment on y est allé. On y retournera." Jean Prod'hom - Marges
dimanche 28 janvier 2018
jeudi 11 janvier 2018
Une décharge d'âme à ciel couvert
Il parlait sept langues et avait eu trente-huit guitares, mais maintenant, il voulait juste boire sa bière. Désolé. Il avait été un grand musicien, avec piano et batterie, mais là, il voulait juste boire sa bière. Désolé. Après il allait nous donner un peu de quelque chose, parce qu'il aimait partager, mais il y avait d'abord cette bière qu'il fallait bien s'envoyer. Désolé.
Il parlait sept langues, ja deutsch, sicher, and español, et le français, oui mon ami, mais Chuuuuut. Il avait eu 38 guitares, elles avaient fait un avec lui et sa vie, alors du coup il avait trop gratté les cordes tendues dans sa tête, mais Chuuut. Il avait dû taper aussi très fort sur la caisse de résonance de son cœur, qui s'était fissurée jusque dans son regard, mais Chuuut.
Après s'être rapproché, il a commencé à jouer, puis à chanter, un medley surtout en espagnol et en anglais qui, si on se concentrait, était plutôt une sorte de yogourt inspiré.
Sa voix était comme ses yeux, tantôt un cri, tantôt un murmure; toujours dentelée de larmes.
Sa tête et sa poitrine étaient un ouragan, ses doigts des morceaux d'écorces courbaturés. Des Ha Ha Ha! au Olé!, il exagérait gentiment pour nous captiver et que l'on soit quelques instants les phares le maintenant du côté des vivants.
Il tentait de se délester, ne serait-ce qu'une misérable poignée de minutes qui ont fini par être presque deux heures, de la cargaison de boue et de poussière qu'il trimbalait.
Puis il y a eu la lumière du portugais, l'affleurement des prières de l'aube. D'abord Guitarra toca baixinho, que sa maman lui avait apprise. Puis Povo que lavas no rio, sur les ailes d'Amalia. Il a fini avec Amor perfeito, de Roberto Carlos.
Et là, sur ces trois morceaux dans sa langue, il n'y avait plus de masques ou de faux-semblant, plus d'excès, juste de la tristesse et des regrets qu'il suspendait avec des pincettes de désespoir, sachant très bien que jamais ça ne sécherait. Que plus jamais ça ne cesserait.
C'était vertigineux de beauté fragile fracassée. Une décharge d'âme à ciel couvert.
Quand on est repartis du buffet de la gare de Chambrelien, avec Vale, on était deux amoncellements de chair de poule sur pattes.
Le jour précédent, Benoît m'avait envoyé quelques chroniques de Foglia, une micro-anthologie à l'occasion de la dernière parution sur papier de La Presse de Montréal, où il avait sévi pendant des décennies.
La première, "T'es belle", qui date de début 1981, est un modèle du genre, mais c'est à la troisième, une chronique sous forme de journal moscovite, publiée en janvier 1992, aux balbutiements de la libéralisation des prix, que j'ai alors pensé.
Après avoir picoré des saynètes comme il savait si bien le faire, constatant que malgré l'évidence des difficultés et des inégalités, ce n'était pas la débandade, que ça tenait, Foglia disait qu'il croyait qu'on appelle ceci la culture, et qu'eux, ces laissés pour compte, savaient mieux que les intellectuels de chez nous à quoi servait la culture: à vivre.
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