Quelques miettes de murs ont été griffonnées dans mon petit carnet de chercheur d'encres, parmi elles:
"La solitude du patrimoine", déplorée par un graffiti figurant sur la paroi d'un édifice en ruines, dans la zone du port;
"La peur mange l'âme", pas besoin de préciser où cela figurait;
"On va gagner comme la sélection, la lutte pour l'éducation", ou quand une jeunesse désabusée par un vampire appelé ultra-capitalisme tente de puiser des forces dans le deuxième sacre continental de son équipe nationale.
Aussi des rencontres cocasses, ou des fils qui se nouent à distance, comme cette serveuse, étudiante en philosophie, qui fait sa thèse sur Bolaño, écrivain chilien décédé en 2003, dans l'oeuvre duquel je fais pas mal de tours ces derniers temps, et dont le livre posthume ("2666") est à l'affiche au festival d'Avignon, dans un spectacle qui dure plus de dix heures et qui est, paraît-il, aussi palpitant qu'une bonne série TV; ou alors ce barman, encyclopédie du Whisky, ceinture noire (quatrième danne) de karaté, qui ne boit pas une goutte d'alcool.
"Sur le comptoir un verre
Attend le baiser de mes lèvres folles.
Avec une goutte mes habits se sont salis.
Où est la problème si le veston s'enivre un peu."
Ce sont des vers de Pedro Nolasco Santander, cités par Carlos Léon, dans une chronique où il vante les mérites de ceux qui, écrivant remarquablement, disparaissent dans l'élan de leur amorce littéraire. Des génies discrets qui s'effacent pour ne pas en faire un plat, ne laissant derrière eux que de petits tas de pages qu'on peut lire et relire sans jamais qu'elles ne perdent de leur intérêt. Elles nous laissent dans la poitrine et dans la bouche un goût de cendres et de paillettes mélangées.
Sur Valparaíso, Carlos Léon, qui était l'écrivain emblématique de l'un de ses quartiers (Playa Ancha), dit ceci:
"Cette ville existe par l'oeuvre et la grâce de la poésie, ce qui revient à dire de la magie (en elle tout est possible, et même la mort peut s'égarer, car elle possède des cimetières intimes et curieux comme des place et des places désolées comme des cimetières et ses allées ressemblent à des rue et ses rues à des clubs, sans statuts ni règlements)."
Un magnifique livre du bonhomme, agrémenté de photographies, a paru il y a peu. Il s'agit d'un recueil de chroniques et d'articles écrits à propos de différents écrivains.
"tristesse de qui revient du cercueil pour recevoir
une amie
à qui il avait promis une corbeille de cerises"
Ceci est de Guillermo Quiñones, Léon le mentionne dans une chronique où il dit de lui qu'il était "un poète jeune comme d'autres sont célibataires ou veufs; c'est-à-dire que sa jeunesse n'avait rien à voir avec son âge, c'était comme son état civil. Il recueillait la voix de la ville comme le vent de Valparaíso, et ses vers venaient, comme lui, de très loin, de villes légendaires, d'automnes permanents, de mois secrets, de sourires oubliés depuis longtemps, de ballades sur des navigations enfouies en mer ou dans des cimetières de lointaines républiques ou royaumes. [...]. Quiñones s'était emmêlé indissociablement avec Valparaíso. On ne concevait pas l'un sans l'autre. [...]. Il est mort comme il se devait, comme le jeune marin qu'il n'a jamais cessé d'être, en dépit de ses huitante-trois ans, dans une maison tellement typiquement de Valpo, tellement contemporaine de l'oubli, qu'on en a de la peine pour ses chambres et ses corridors; Valparaíso et son histoire nous y bousculent comme un sanglot qui nous oblige à lever la main, discrètement, jusqu'aux yeux, pour dissimuler une larme furtive."
Je reprends le fil de mon déblogage en contemplant les premiers miroitements discrets du soleil sur l'Océan. La fenêtre de notre salle-à-manger donne sur le bord de l'eau, du côté qui s'en va jusqu'à Viña del Mar. Cela dessine une sorte de crique. A cette heure-ci, les lumières de la ville crépitent en chœur avec celles de l'aube. Au loin, on devine des sommets enneigés. Des tessons de Suisse et de Portugal remuent dans les poches de mes souvenirs.
La libraire à qui je donne un coup-de-main a dû partir en exil en France, quand il y avait la dictature, parce que sa mère est une poétesse qui était liée à différents artistes engagés. Plusieurs membres de leur famille sont morts ou ont disparu, quand Pinochet régnait.
Sa mère m'a raconté que, à Paris, quand ses amis français étaient frustrés, lors de discussions animées pendant lesquelles les Chiliens n'arrêtaient pas de sauter du coq à l'âne sans conclure aucun sujet, elle leur disait:
"Vous avez lu "Cent ans de solitude" de Garcia Marquez?!? Vous l'avez aimé?!? Vous avez apprécié ces histoires qui s'entremêlent, ces noms qui se superposent, la chronologie qui se mord la queue?!? Eh bien nous sommes comme ça."
J'ai repensé à ça en regardant un homme qui s'éreintait, du pied, contre la porte de son camion, alors que je buvais tranquillement mon café.
J'y repense, maintenant, avec un dégradé rose orangé d'une splendeur qui fait presque mal aux yeux. Pas besoin de s'inquiéter, cette beauté ne fait que passer. Il faut se lever tôt pour la caresser.
Elle est de la même famille que les écrivains timides et discrets dont parle Carlos Léon avec admiration.
Elle me fait penser à Jean, à ses pages sublimes qui ont vu le jour après des années de tendre acharnement, des années à écrire pour tout et pour rien sans nourrir d'ambition, des années à récolter des brimborions d'amour et d'oubli, des années avec toujours un petit terrain-de-foot tatoué sur la face-cœur de ses paupières.
Oui, Jean, il sera une fois où nous irons déambuler ensemble du côté de Lisbonne, sur les deux rives du Tage.
On s'y fera des passes composées de rires et de silences complices, ces précieuses babioles colorées.
Pensée.
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