vendredi 9 décembre 2016

les saisons sont patientes

Alors que je me rendais à Fribourg, j'ai vu, fasciné comme à chaque fois, des dizaines et des dizaines de mouettes volant sur un champ en train d'être retourné par un tracteur; une note maritime en ces contrées terriennes.

Le lendemain, alors que je lisais "Graines", de François Rossel (un livre de 1985, que j'avais dans un premier temps dû découper avec mon couteau suisse, un plaisir insolite que j'affectionne tout particulièrement), j'ai souri en lisant ceci, dans la section sobrement intitulée "mouettes":

"A peine la terre
est-elle offerte


       - une terre grasse
       laissant à toute bribe,
       toute poussière,
       le risque, la chance
       de l'éclosion -

qu'une horde affamée
défriche sa nudité,
arrachant à ses plaies
les moindres restes."

Cueillir au petit matin, dans un vieux tea-room charmant, quelques lignes conversant avec mes émerveillements récents, voilà qui a à chaque fois une saveur un peu miraculeuse.

Parlant saveur, la Cri-Cri s'est ramené du  marché deux beignets; deux beignets qu'elle a tout d'abord regardés amoureusement, dans la vitrine de cette vieille boulangerie d'Yverdon, "chez Martin", où elle aime tant aller s'acheter un pain noir à l'ancienne.

En début d'après-midi (elle avait mangé le premier avec du thé, à notre retour au bercail, histoire de chasser un peu plus loin ce froid qui nous avait transpercé la carcasse), Bernard a cherché son deuxième trésor, pour la taquiner. En vain.

"Non mais j'y crois pas, tu l'as quand même pas planqué!!!"

"Vous pouvez pas vous rendre compte ce que ça m'fait, ces beignets. A peine une morce et j'suis de nouveau dare-dare en enfance."


Un peu plus tard, alors qu'elle allait s'allonger pour siester un moment, elle m'a demandé de ne pas jeter le reste de café, qu'elle s'en réchaufferait une tasse plus tard.

"Est-ce que c'est dans mes habitudes de balancer le café, grand-maman?!?"

"Non, je sais bien. Qu'est-ce que tu veux qu'j'te dise, je suis "itérative", pour reprendre un mot qui apparaît tout le temps dans mes mots-croisés. 


Bon, sur ce, foutez-moi la paix, je vais roupiller un moment."


Dans la section "neige" du livre de François Rossel, il y a aussi ce flocon-ci:

"Sans hâte
- les saisons sont patientes -
la terre se recouvre

et nous laissons les mots

appliqués que nous sommes
à ne pas avoir froid."

vendredi 2 décembre 2016

ajustant ses besicles

On a d'abord pris le p'tit déj domincal les deux, avec la Cri-Cri. Restes de taillaules au programme. Tip-top.

Puis on s'est posés au salon, dans les deux fauteuils disposés près des fenêtres pour pouvoir lire à la lumière du jour. 

J'ai commencé "La veuve", de Gil Adamson; elle continuait "monde animal", de Blaise.

"Alors là, ton pote Hofmann, quand il parle du lynx, c'est exactement c'que j'pense."

Elle ajuste ses besicles, vise le bon passage du bout du nez:

"Qu'on laisse ce grand chat tranquille!

Ses traces, ses crottes, ses poils ne vous rendront pas plus souples, plus sauvages! Même en sa présence, vous n'aurez pas son élégance."

Elle opine du chef, me regarde.

"Absolument d'accord avec ça, c'est comme ces couillons qui vont en Antarctique ou j'sais pas trop où en disant que c'est des zones qu'il faut absolument préserver de la présence de l'homme. Non mais j'te jure.

Tu lui diras quand même que les Aiguilles de Baulmes, vous avez plutôt dû les louper depuis le Suchet que depuis le Soillat, à moins que j'sois devenue gaga."

Vu que les pieds, les mollets et les genoux du jura étaient à nouveau empêtrés dans la peuffe, et que ça avait déjà été le cas tout le week-end, j'ai décidé que ça commençait à bien faire,

ai pris mon sac,

ai traversé le bois de Champagne,

Vaugondry,

Villars-Burquin,

ceci en trottant mais "sans jambes", avec un deuxième souffle qui tardait à venir et un brouillard qui semblait s'être sournoisement insinué en moi.

Mais.

Mais environ deux cents mètres après le ranch des Ilettes, alors que le chien des cow-boys continuait de s'énerver tout seul, la récompense: le soleil perçait. 

J'ai donc tenu bon jusqu'à Mauborget, y ai bu un café sans trop traîner, parce que comme j'avais déjà faim (parti à 10h30, il était à présent quelque chose comme 11h45), je me suis dit que j'allais continuer directement jusqu'au Chasseron pour y croquer une morce et bouquiner une bonne partie de l'après-midi.

Je suis donc reparti, d'abord avec des sensations pas trop mauvaises, puis avec des mollets qui peinaient de plus en plus à maintenir la cadence. Bon an mal an, après une nouvelle courte pause au soleil, j'étais au sommet vers 13h15. Je me suis dévêtu en contemplant le panorama côté français, ai enfilé un t-shirt sec, bu ce qui restait d'eau dans mon sac, puis ai fondu, salivant, sur le restaurant en contre-bas. 

Eh bien il était fermé. Bien joué l'ami. 

vendredi 25 novembre 2016

une phrase qui en dit long







Je l'entends d'abord appeler le chat par une des fenêtres du premier étage, un "Loute" qui s'allonge, vibre, se ferme. Un nom comme dit à l'accordéon. Le tango de Loute, variations saisonnières.

Je la devine ensuite monter les escaliers, ouvrir la porte du corridor. Elle passe la tête dans l'encadrement de la porte:

"Elle est là?!?".

Non.

Elle redescend, préoccupée,

"Louououououououououte",

recommence à étirer ce "ou" jusqu'au sommet du clocher de l'ancienne poste, juste en face, jusqu'à ces pigeons qu'elle observe souvent jouer leur pièce de théâtreux du dimanche.

"Ils sont un peu cinglés, viens regarder, y en a toujours un qui arrive pour chasser les autres et faire le beau."

Mais, pour l'heure, le chat n'est pas là, alors ça ne va pas. Je me demande si je comprendrai un jour cette inquiétude qu'elle se fait pour tellement de personnes; pour son chat; pour celui de Leila; pour Baloo, le chien des Guilloud.

Parlant des Guilloud, René m'a demandé, alors que j'allais sur leur tas de fumier vider le compost, si j'étais tonton. Oui m'sieur. Il a ajouté qu'il pensait souvent à ma maman; que plus il vieillissait, plus ses souvenirs d'enfance refaisaient surface. On a causé mariage, divorce, boulot.

"Parce que toi, finalement, t'as quoi comme formation?!?"

"Moi, tu sais René, j'dois bien avouer que j'ai que des déformations."

"Ouais, c'est bien c'que j'pensais." Non, ça c'est moi qui rajoute; René est bien trop gentil pour dire ce genre de choses.

"Alors là, ça dépend sur qui, m'a dit la Cri-Cri, ceux qu'il aime pas, ils le savent généralement assez vite."

Notant ces saynètes, ces bribes de journée restées accrochées dans le filet de mes pensées, me reviennent en tête deux chardonnerets; ils étaient posés sur le drôle de tournesol, au jardin, qui semblait un peu perdu parmi des restes de salades, de fraises et de patates.

"Comment ça s'fait que t'aies planté qu'un tournesol, mère-grand?!?"

"Oh, il s'est planté tout seul. Ca m'faisait mal au cœur de l'enlever, alors j'l'ai laissé."

Ce matin, alors que je pianotais, elle est venue m'expliquer ce qu'elle avait prévu de nettoyer et de ranger, aujourd'hui. Je l'écoutais et la regardais avec le sourire.

"J'te fais marrer, hein?!? T'as bien raison."


Elle fait quelques pas dans le corridor. S'arrête. Revient.

"Ton rêve, ce serait quoi?!? Moi, ça a toujours été d'avoir un bistrot. Mais bon, ça c'est pas donné. Ma vie, ça a été d'élever mes enfants."

Elle repart, me laisse seul avec tout ce que ses paroles viennent de faire naître en moi. Pas longtemps. Elle m'appelle depuis la cuisine. Je descends.

"Tu peux m'ouvrir les deux boîtes de ravioles, s'te plaît."

Je prends l'ouvre-boîte sous le four, m'attaque à ces condensés de souvenirs jamais remangés depuis les samedis où c'était le repas de midi officiel, jour de ménage oblige

"T'écris quoi?!?"

Je lui dis que je jongle, qu'un mail écrit à des amis me fait noter certaines choses dans un cahier, qu'une lecture m'amène à en noircir un autre. C'est vrai que je jongle, avec certaines balles qui restent accrochées dans le brouillard, d'autres qui tombent par terre, certaines qui vont attendre le retour de la neige au Chasseron.

"Tu t'fais plaisir, en tout cas."

Si on veut.

Je remonte, l'entends se maronner: "Ah non, tu vas pas recommencer à saigner du nez, grand-mère, c'est pas l'moment."

Une phrase qui en dit long. Aussi long que le nom du chat quand elle l'appelle par la fenêtre.

Une phrase qui parle de sa vie et de son corps, de ce qu'elle a enduré sans s'écouter; une manière de s'adresser à soi qui résume ce qui la maintient en vie tout en épuisant ses dernières forces.

Un jour comme-ci. Un jour comme-ça. Un jour couçi-couça. Mais boutiquer, faire à manger et laver, quoiqu'il en soit.

"Y a rien à faire, je supporte pas les jours où j'ai l'impression de pas en avoir foutu une."

Le tango de la Cri-Cri. 

mercredi 9 novembre 2016

ça doit plus être un petit ruisseau


 

 Alors que je bouquinais, triais, rangeais, écrivais - alors que je "boutiquais", dirait ma grand-maman - depuis un moment dans mon bureau, j'ai vu que l'après-midi avait déjà bien avancé: le bon moment pour descendre boire un thé avec la mère-grand, précisément. Et goûter une tranche de sa savoureuse salée. J'avais pris avec moi de nombreux articles que je garde depuis bientôt vingt ans. Je me suis posé à la table de la cuisine, me suis mis à faire des piles: en lien avec la traduction; avec l'édition; avec le Portugal; avec la Suisse; article sur des auteurs que j'aime; textes (éditos, chroniques,...) percutants; à jeter.

Pendant ce temps, la Cri-Cri, au salon, regardait par la fenêtre:

"Le ciel est bouché bouché. Il est gris partout. Y a pas beaucoup d'oiseaux dans l'ciel, j'te dirai. Pas même un pigeon autour du clocher, y doivent se planquer ailleurs. L'Arnon doit avoir de l'eau, ça doit plus être un petit ruisseau."

Parmi les nombreux papiers qui me passaient devant les yeux se trouvait un article sur Jean-Claude Pirotte. Il y a peu, j'ai passé son bouquin posthume, "Le silence", à ma grand-maman, qui déguste ses phrases "écrites comme on parle", me dit-elle, "et puis il voit et sent toutes ces choses que tellement de gens ne pernnent même pas le temps de regarder". Dans l'article que je parcourais est citée cette phrase de Rue des Remberges: "Tous nous passons nos jours sous un ciel de légende et nous l'oublions à chaque instant."  Pas la Cri-Cri, jamais.

Elle est venue faire quelques pas près de la table, a rempli sa tasse, est retournée dans son fauteuil, où Louloute, le chat, était allongé comme un prince. "C'est 5h, tu sais qu'les voitures se suivent. C'est un défilé. On est dans un sacré bled. Mais c'est pour ça qu'on a encore un endroit où aller faire les courses, parce que j'peux t'dire que suivant où, faut s'lever de bonne heure."

Dans ma paperasse, j'ai retrouvé un entretien avec Vitor Silva Tavares, le si singulier éditeur portugais qui a inventé les éditions "& etc". Il y dit que celui qu'il considère comme son maître ne lui a jamais rien enseigné, mais que c'était un "gentil sage" qui l'a "mis en état de savoir". Grand-maman serait plutôt une tendre que la vie n'a pas ménagée, mais qui m'a mis en état de sentir la nature, indéniablement. Pour ce qui est des personnes, elle est un peu moins douée; pourtant elle s'est bien améliorée.

J'ai retrouvé, pendant mes gesticulations statiques, l'article de Jean-Baptiste Harang, daté de septembre 2004, qui m'avait donné envie de lire "Dernier amour":

"Christian Gailly écrit pour être consolé, sans l'ombre d'une illusion, on le lit pour exactement la même raison, alors, forcément, on se tombe dans les bras."

Il y a beaucoup de ça dans les moments précieux que je réussis à nouveau à passer à Champagne.

Quand je vais courir au bord de l'Arnon, je pense à ces lignes de Pascal Quignard:

"Ce que je tente de faire, en écrivant, est à la fois orgueilleux et très précis. Je veux penser par moi. Je ne veux penser que de façon non générique, non générale. Ni pour la nation, ni pour Dieu, ni pour la France, ni pour la langue. Je pense pour le bord de la rivière où je suis né, qui s'appelait l'Iton, au Havre en ruine, après la guerre." 

En fin d'année, je vais accompagner Béatrice dans le désert de Jordanie. Le 4 janvier, nous serons dans la Vallée de l'Arnon, qui est le deuxième plus grand fleuve, après le Jourdain, à se jeter dans la Mer Morte. En portugais, on dit "desaguar", que j'entends comme "perdre les eaux". L'Arnon donnera donc naissance dans la Mer Morte, pratiquement exactement quatre ans après que ma maman est entrée dans le Mystère de l'après. Elle qui aimait tant le lac de Neuchâtel, où "notre" petit Arnon termine sa course.

L'Arnon apparaît donc plusieurs fois dans la Bible, plus précisément dans l'Ancien Testament, que je traverse dans sa nouvelle version, publiée en 2002 et co-dirigée par Frédéric Boyer. Un auteur et traducteur qui, à la sortie de son roman "Abraham remix", affirmait ceci :

"Remixer, c'est donc prendre les textes et les laisser fuir, ne pas les fixer dans des obsessions, qu'elles soient confessionnelles ou non. Sinon, on rabat le texte sur la terre et on écrase la terre sur le texte et ça devient ce qu'on voit aujourd'hui, et on tue des gens pour ça."

Il disait cela en 2005. Onze ans plus tard, Trump est président; une élection à quoi j'accollerai ces lignes de Jean Sulivan, un prêtre-écrivain à la colère salutaire:

"Les hommes politiques sont ce que nous les faisons avec notre goût dépravé du mauvais théâtre de l'actualité, avec quoi nous comblons l'ennui inavoué; ils sont la cristallisation de nos idolâtries, aussi bien en forme de piété que d'ironie ou de ressentiment, dans le vide spirituel. Nous sommes devenus le tiers monde de la spiritualité"."

Depuis que je suis rentré, je suis très peu sorti du village, n'ai dit à presque personne que j'étais de retour, attendant que les rencontres se fassent naturellement, puisque je sais que cette fois je suis à nouveau dans la place de jeu de mon enfance pour un bout de temps. Plus envie d'enchaîner les moments intenses, de courir à gauche à droite, de ne voir nombre de mes amis qu'une fois tous les six mois en devant commencer par faire des mises à jour.

Je m'en remets plutôt à la nuit, à ses dernières heures que j'aime tellement parcourir du bout du cœur; j'entre en phase de métabolisation lente.

Dans mon fatras, il y avait aussi ceci, de Pedro Kadivar, recopié à la main:

"Il te faut une nouvelle enfance. C'est le seul âge qui n'hésite jamais, le seul circulaire dans la vie d'un homme. Mais il te faut l'inaugurer toi-même à chaque fois, la faire sortir de la terre qui est en toi. C'est la beauté d'une vie d'adulte, que de pouvoir inaugurer l'enfance à l'infini."

dimanche 23 octobre 2016

la grande révolte contemplative




- Un vieux bonhomme, à la gare de Sabiñanigo (en Espagne, en Aragon plus précisément), qui marche comme il peut, à savoir pas trop bien, en traînant les pattes, qui sont quatre parce qu'il a des béquilles. Il pourrait rester tranquille, mais non, il fait des allers et retours, expliquant à tout le monde quel quai permet de monter dans un train qui va "vers en haut", ou " vers en bas". 

Il a des chaussettes sous ses sandales, une casquette "sur soif" (décalée un tiers sur la gauche, pas complètement enfoncée), un pantalon sans âge et sans forme, un gros pull en laine qu'il finit par enlever alors qu'il fait déjà environ trente degrés; il se l'attache autour de la taille.

- Au bord de la Garonne; non: au bord de la route bordant la Garonne, un type, pas quarante ans, tend la main aux véhicules qui s'arrêtent. Il a non seulement un sourire radieux trouant sa barbe rousse, mais une coupe dorée sur laquelle il a collé un carton où est inscrit: mendiant de l'année 2015-2016.

- Il est 10h30 à la terrasse du café du marché de Cahors quand, d'une porte jouxtant notre table, sort une dame âgée qui se met à nous parler. Elle a un morceau de maquillage bleu perdu sur son nez, un rouge à lèvres pas très judicieux et une canne factice. 

Elle nous dit qu'elle est dans les choux parce qu'elle a bu des verres avec un ami le soir d'avant; que tout le monde lui fait faire n'importe quoi sous prétexte qu'elle n'a rien à faire; qu'elle est en train de lire un bouquin de d'Ormesson et que du coup elle n'est pas à Cahors, Cahors, où, précise-t-elle, il ne faut pas se contenter d'entrer dans la cathédrale mais en visiter le cloître, qui est exceptionnel.

Puis alors, sans avoir repris son souffle, elle s'en va d'un pas à la grâce impeccable, contrastant fortement avec le manque d'élégance de sa mise précipitée. Ou quand les habitudes vieillissent mieux que leurs atours.

De retour au pied-du-jura, je parcours en sens inverse mon petit carnet de "chercheur d'encres" pour en extirper quelques instants glanés depuis que j'ai volé de Santiago à Madrid. On y lit aussi Léa s'exclamant que ses "cheveux jouent avec le vent", dans la voiture, quand les fenêtres sont ouvertes et que nous rentrons d'une chouette journée au lac. On y entend parfois, à Serres-Morlaas, un âne que Céline trouve "fort triste"; c'est vrai que son braiement semblait exténué, lessivé. On y devine Vale qui, chez Emmaüs, prend peur quand ça joue des coudes pour des fringues de marque à 2 euros. On s'y allonge aussi tout près de l'assemblée de chênes, à Cambes, devant chez Maud, Pablo et Basilou.

Tout ça, c'était pour la France, et la micro-parenthèse espagnole, quand j'espérais encore réussir à affronter les Pyrénées avec mon sac une nouvelle fois beaucoup trop chargé.

Il y a eu ensuite le Portugal, avec son cortège de découvertes, de surprises, de déceptions, d'émotions contrastées.

Pas envie d'écrire à ce propos, ici et maintenant, comme ça. Mais ça reviendra, refera surface plus tard, assurément.



Pour l'heure, je suis de nouveau près du lac de Neuche, à Champagne, chez la Cri-Cri, qui m'a glissé, à peine arrivé, quand je lui avouais que sa maladie d'amour pour la région devenait de plus en plus contagieuse à mesure que je vagabondais.

"Quelqu'un m'a dit qu'il ne comprenait pas comment je pouvais aimer le jura, qu'il n'y avait rien, dans le jura. Je lui ai juste répondu: ah si tu savais; si tu savais tous les trésors qu'on y trouve, dans le jura."

Hier, comme le soleil était de la partie, je suis monté en courant au Chasseron, avant qu'il y ait de la neige. J'avais pris avec moi la correspondance entre Voisard et Chappaz, de 1967 à 1972.

J'en ai lu une bonne moitié, au sommet, avec ce panorama vertigineux. J'ai mis en évidence, pensant à ma grand-maman, cet extrait d'une lettre de Maurice à Alexandre, datée du mardi matin 3 juillet 1967:

"C'est la grande révolte contemplative au milieu des tracas, des bonheurs et des incertitudes qui va nous maintenir réellement en vie."

mercredi 3 août 2016

la poétique de la maladresse





Gardant un œil sur la boutique, j'étais assis sur le trottoir d'en face, côté soleil. Le carrefour était animé par des repérages cinématographiques, un film avec Antonio Banderas étant sur le point de s'y tourner. Il y avait des curieux, des groupies, des agacés. La scène en question concernait un type qui dévalait la rue assis sur une valise, manquant tout juste se faire renverser par une voiture.

Je dois apparaître sur plusieurs prises de vue, entre un lampadaire et une poubelle, lisant une magnifique petite anthologie de Niconor Parra intitulée: "Une poignée de cendres." Toute l'équipe a eu la délicatesse de me laisser jouir en paix des trouvailles de celui qui s'était autoproclamé "anti-poète". J'ai même eu le droit à quelques sourires.

Soudain, pour ponctuer la matinée, est arrivé un petit bonhomme, quatre ans tout au plus, qui a crié "Une librairie", y entrant en courant, se saisissant du premier livre à portée de main (des pensées de Lao-Tseu), sortant avec pour demander au premier type qui passait combien il coûtait.

Traversant pour lui répondre, je vois sa maman lui prenant le livre, lui disant qu'il n'est pas pour les enfants. Mon petit pote ne se laisse pas démonter pour si peu, entre à nouveau, aperçoit un bouquin avec un footballeur, lui saute dessus, ressort pour me demander combien il coûte.

Voyant que sa maman est contrariée, je lui dis que j'en ai d'autres, pour jeunes lecteurs, qu'il y en a même que je peux lui offrir.

"Je préfère celui-ci."

"Mais tu ne sais même pas lire." argumente madame.

"C'est pas grave, je le veux."

"En plus il est en français, même moi je ne pourrai pas te le lire." ajoute, s'étant résigné à faire demi-tour, son papa, reposant l'ouvrage sur l'étagère où il était.

Le gamin a alors sauté sur le bouquin, tentant de partir avec en courant, son père l'attrapant au vol, lui reprenant le livre en le grondant, me le rendant et s'en allant en tentant de contenir cris et gesticulations.

"Comme je lui disais, je pourrais peut-être vous en donner..."

Ils étaient déjà loin. Me parvenait à peine l'écho de la contrariété contagieuse de l'enfant.

M'en est restée une drôle d'impression, entre la tristesse de cet épilogue et la joie devant le bonheur, pour ce petiot, de voir une librairie.

Les livres comme source de réconfort, même quand on ne peut pas les déchiffrer.

M'est revenue cette anecdote, contée dans un livre d'hommages à Adrien Pasquali: un ami, invité à manger chez lui, s'étonne, parcourant sa bibliothèque, d'y trouver un livre en chinois.

"Ne m'as-tu pas dit que tu les avais tous lus?!?"

"Si, je ne t'ai pas dit que je les avais tous compris."

Il y a, à Valpo, près du Terminal de bus, une vieille librairie, la Crisis, tenue par un tout vieux bonhomme, toujours assis à sa caisse, à main gauche quand on entre. Le bonhomme est une encyclopédie souriante. Tout rachitique, il ne doit pas peser beaucoup plus qu'un dictionnaire. Deux personnes l'aident pour la logistique. La dernière fois que j'y suis allé, constatant que j'avais plaisir à m'éloigner des sentiers battus, il m'a demandé comment j'avais commencé à m'intéresser à la poésie chilienne, et pas seulement à Neruda.

Par déformation passionnelle; que répondre d'autre.

Après avoir fouiné et hésité, je lui ai tendu trois livres, disant que je ne savais désespérément pas être raisonnable, dès qu'il était question de lecture. Son associé m'a répondu: "Bien au contraire, de la poésie et de la philosophie, on ne saurait être plus raisonnable."

Je suis sorti tout guilleret, apercevant deux clochards aussi joyeux que moi. Ils étaient assis près d'un bancomat. Voyant que je m'approchais d'eux en sortant mon porte-monnaie, ils m'ont lancé:

"Salut l'ami, toute participation est bienvenue, donne-nous ce que tu peux."

"Ceci dit, on prend aussi les cartes, si jamais." a ajouté son acolyte dans un éclat de rire.

Le lendemain, à la terrasse du "Peral", alors qu'on se demandait pourquoi l'endroit s'appelait le Poirier, j'ai fort peu élégamment renversé la quasi intégralité de mon jus de fruits sur Vale.


La serveuse, s'empressant d'essuyer mes déboires, m'a dit de ne pas s'inquiéter, qu'elle était aussi coutumière de ce genre de mésaventure.

Elle aime bien le côté inattendu et rafraîchissant de ces ratés; elle appelle cela "la poétique de la maladresse".

J'espère qu'on considérera bientôt de la sorte nos premiers mois de vadrouille estampillés 2016, parce qu'en vérité, malgré quelques superbes personnes, des endroits intrigants et de belles opportunités, on n'a jamais réussi à véritablement se sentir vibrer à l'unisson, ni des visages ni du paysage.

Du coup, Vale est retournée embrasser le lac de Neuchâtel, les amis et la famille.

Quant à moi, on verra. Pour l'instant, je persiste un peu par ici, tout en sachant pertinemment que ça ne va pas durer bien longtemps.

J'ai pris l'habitude de dire, à ceux qui me demandent d'où me vient cette manière singulière de parler en espagnol, que je suis un mélange étrange: suisse, par ma maman; tunisien, par mon père; portugais, par élection mutuelle.

Et là, il y le manque du portugais, sur ma langue, qui se fait pressant.


mardi 12 juillet 2016

et même la mort peut s'égarer



Quelques miettes de murs ont été griffonnées dans mon petit carnet de chercheur d'encres, parmi elles:

"La solitude du patrimoine", déplorée par un graffiti figurant sur la paroi d'un édifice en ruines, dans la zone du port;

"La peur mange l'âme", pas besoin de préciser où cela figurait;

"On va gagner comme la sélection, la lutte pour l'éducation", ou quand une jeunesse désabusée par un vampire appelé ultra-capitalisme tente de puiser des forces dans le deuxième sacre continental de son équipe nationale.

Aussi des rencontres cocasses, ou des fils qui se nouent à distance, comme cette serveuse, étudiante en philosophie, qui fait sa thèse sur Bolaño, écrivain chilien décédé en 2003, dans l'oeuvre duquel je fais pas mal de tours ces derniers temps, et dont le livre posthume ("2666") est à l'affiche au festival d'Avignon, dans un spectacle qui dure plus de dix heures et qui est, paraît-il, aussi palpitant qu'une bonne série TV; ou alors ce barman, encyclopédie du Whisky, ceinture noire (quatrième danne) de karaté, qui ne boit pas une goutte d'alcool.

"Sur le comptoir un verre
Attend le baiser de mes lèvres folles.
Avec une goutte mes habits se sont salis.
Où est la problème si le veston s'enivre un peu."

Ce sont des vers de Pedro Nolasco Santander, cités par Carlos Léon, dans une chronique où il vante les mérites de ceux qui, écrivant remarquablement, disparaissent dans l'élan de leur amorce littéraire. Des génies discrets qui s'effacent pour ne pas en faire un plat, ne laissant derrière eux que de petits tas de pages qu'on peut lire et relire sans jamais qu'elles ne perdent de leur intérêt. Elles nous laissent dans la poitrine et dans la bouche un goût de cendres et de paillettes mélangées.

Sur Valparaíso, Carlos Léon, qui était l'écrivain emblématique de l'un de ses quartiers (Playa Ancha), dit ceci:

"Cette ville existe par l'oeuvre et la grâce de la poésie, ce qui revient à dire de la magie (en elle tout est possible, et même la mort peut s'égarer, car elle possède des cimetières intimes et curieux comme des place et des places désolées comme des cimetières et ses allées ressemblent à des rue et ses rues à des clubs, sans statuts ni règlements)."

Un magnifique livre du bonhomme, agrémenté de photographies, a paru il y a peu. Il s'agit d'un recueil de chroniques et d'articles écrits à propos de différents écrivains.

"tristesse de qui revient du cercueil pour recevoir

une amie

à qui il avait promis une corbeille de cerises"

Ceci est de Guillermo Quiñones, Léon le mentionne dans une chronique où il dit de lui qu'il était "un poète jeune comme d'autres sont célibataires ou veufs; c'est-à-dire que sa jeunesse n'avait rien à voir avec son âge, c'était comme son état civil. Il recueillait la voix de la ville comme le vent de Valparaíso, et ses vers venaient, comme lui, de très loin, de villes légendaires, d'automnes permanents, de mois secrets, de sourires oubliés depuis longtemps, de ballades sur des navigations enfouies en mer ou dans des cimetières de lointaines républiques ou royaumes. [...]. Quiñones s'était emmêlé indissociablement avec Valparaíso. On ne concevait pas l'un sans l'autre. [...]. Il est mort comme il se devait, comme le jeune marin qu'il n'a jamais cessé d'être, en dépit de ses huitante-trois ans, dans une maison tellement typiquement de Valpo, tellement contemporaine de l'oubli, qu'on en a de la peine pour ses chambres et ses corridors; Valparaíso et son histoire nous y bousculent comme un sanglot qui nous oblige à lever la main, discrètement, jusqu'aux yeux, pour dissimuler une larme furtive." 

Je reprends le fil de mon déblogage en contemplant les premiers miroitements discrets du soleil sur l'Océan. La fenêtre de notre salle-à-manger donne sur le bord de l'eau, du côté qui s'en va jusqu'à Viña del Mar. Cela dessine une sorte de crique. A cette heure-ci, les lumières de la ville crépitent en chœur avec celles de l'aube. Au loin, on devine des sommets enneigés. Des tessons de Suisse et de Portugal remuent dans les poches de mes souvenirs.

La libraire à qui je donne un coup-de-main a dû partir en exil en France, quand il y avait la dictature, parce que sa mère est une poétesse qui était liée à différents artistes engagés. Plusieurs membres de leur famille sont morts ou ont disparu, quand Pinochet régnait.

Sa mère m'a raconté que, à Paris, quand ses amis français étaient frustrés, lors de discussions animées pendant lesquelles les Chiliens n'arrêtaient pas de sauter du coq à l'âne sans conclure aucun sujet, elle leur disait:

"Vous avez lu "Cent ans de solitude" de Garcia Marquez?!? Vous l'avez aimé?!? Vous avez apprécié ces histoires qui s'entremêlent, ces noms qui se superposent, la chronologie qui se mord la queue?!? Eh bien nous sommes comme ça."

J'ai repensé à ça en regardant un homme qui s'éreintait, du pied, contre la porte de son camion, alors que je buvais tranquillement mon café.

J'y repense, maintenant, avec un dégradé rose orangé d'une splendeur qui fait presque mal aux yeux. Pas besoin de s'inquiéter, cette beauté ne fait que passer. Il faut se lever tôt pour la caresser.

Elle est de la même famille que les écrivains timides et discrets dont parle Carlos Léon avec admiration.

Elle me fait penser à Jean, à ses pages sublimes qui ont vu le jour après des années de tendre acharnement, des années à écrire pour tout et pour rien sans nourrir d'ambition, des années à récolter des brimborions d'amour et d'oubli, des années avec toujours un petit terrain-de-foot tatoué sur la face-cœur de ses paupières.

Oui, Jean, il sera une fois où nous irons déambuler ensemble du côté de Lisbonne, sur les deux rives du Tage.

On s'y fera des passes composées de rires et de silences complices, ces précieuses babioles colorées.

dimanche 19 juin 2016

déambuler pour mieux flotter

Hier après-midi, je suis allé faire un tour au Parc Culturel de Valparaíso; un endroit beaucoup moins pompeux que son nom ne le laisse craindre. On y trouve toujours quelques gamins en train de taper dans un ballon. Ce week-end s'y tient le Salon du Livre indépendant. J'ai d'abord assisté à une causerie autour d'un bouquin mettant en avant les bienfaits de certains principes anarchistes sur l'éducation et la déconstruction de schémas. On était une dizaine de curieux.

Après la présentation, je suis allé traîner d'un stand à l'autre, glissant dans mon sac "Mis dos mundos", un livre de Sergio Chejfec, un écrivain argentin dont je n'avais jamais entendu parler. Je l'ai acheté parce qu'il y avait un prologue d'Enrique Vila-Matas, que je suis allé lire dans le parc, profitant des derniers soupirs du soleil.

La photographe du Salon, déguisée en punkette, est venue me conseiller de ne pas laisser traîner mes affaires, m'indiquant du bout du menton d'autres épouvantails à la dégaine ma foi pas si éloignée de la sienne. J'ai obtempéré des sourcils.

Dans la préface, il y avait ces mots, qui semblaient faire écho à mon déblogage du jour précédent:

"Parce qu'on ne découvre pas de terre nouvelle sans accepter de perdre de vue, premièrement et pour longtemps, toute côte."

Un peu plus loin, Vila-Matas parle de la nouvelle de Chejfec comme de "la promenade la plus complète qui lui a été donné de faire dans la géographie solitaire de nos fissures, dans la profonde géographie de ces trous qui ont tendance à être précisément des portes donnant sur l'inconnu [...]."

Mes jambes ont eu alors très fortement envie de se mettre en mouvement, et avec elle les ressorts de l'écriture qui s'actionnent toujours à ces moments-ci, dans les méandre de ma caboche. C'est que je suis l'auteur, dans ma tête, quand je me balade au crépuscule, de quelques unes des plus belles pages de la littérature flânée et flânante. Elles n'ont pas d'équivalent. D'ailleurs c'est bien simple, elles n'ont existé que dans une sorte de fumée enivrante qui s'empare de tout mon corps quand je me laisse porter par la lumière particulière qui règne parfois en fin de journée.

Chacune des phrases composant ces proses poétiques sont en soi de délicieux petits biscuits, parfaits pour tremper dans du café. On les dépose ensuite sur sa langue. On est bien. Pas forcément heureux, mais comme réconcilié avec ses doutes et avec l'ensemble du tableau boiteux de son existence.

Cette marotte littéraire mentale doit avoir un lien avec tous ces buts que j'ai marqués en finale de Coupe du Monde, avec toutes ces passes millimétrées qui ont permis à mon équipe de gagner le Championnat d'Europe, dans ma tête aussi, enfant. Et même encore déjà plus si enfant que ça.

Je pense souvent à cet ami, enseignant universitaire reconnu, qui a plus de 50 ans et m'a avoué, un jour où on parlait de tout autre chose, qu'un de ses gros problèmes était que, dans ses pensées, il était encore potentiellement le meilleur joueur de foot de l'Histoire.

Il y a un moment qu'il ne me donne plus de nouvelles. Peut-être qu'il a finalement réussi à se glisser dans une faille spatio-temporelle.

En sortant du parc, j'ai vu qu'il n'y avait que deux personnes en train d'écouter la performance poético-musicale prévue au programme. Je me suis dit que certaines marges avaient encore vraiment de la marge.

J'ai aussi aperçu cette phrase, notée contre un mur:

"Déambuler pour mieux flotter."

vendredi 17 juin 2016

Et chaque commencement abrite un charme

C'est étrange d'avoir une ville accrochée à son cœur comme une ombre intérieure.

Étrange et infiniment puissant.

Fabuleux mais souvent troublant.

Dans le bus qui nous emmenait de Barcelone à Madrid, il a suffi que la voix d'Alfredo Marceneiro s'invite dans mes oreilles pour que de petites larmes naissent instantanément, comme de petites notes de bas de page, aigres-douces, s'inscrivant sur le livre de ma vie.





A Cuzco, dans le bar où nous avons regardé la première mi-temps de la Finale de la Ligue des Champions, il y avait deux jeunes filles de Lisbonne. Les entendre parler dans cette langue que j'aime tant, avec cet accent qui me rappelle tellement de choses, alors qu'on n'était pas au mieux et que je me débattais en "portugnol" depuis trois semaines, voilà qui m'a mis dans tous mes états.

Il y a aussi eu ce livre, à Lima, "Teorema del navegante" de Luis Eduardo García, dans une magnifique librairie de Barranco (j'y ai laissé tous mes livres lus jusque là puisqu'il y avait aussi une bibliothèque de deuxième main à l'entrée), ouvert au hasard sur un poème intitulé, forcément, Lisboa.

"1
Je suis venu jusqu'ici pour rencontrer Fernando Antonio
Nogueira Pessoa.
J'ai volé quatorze heures dans un avion Mac Donnel Douglas
MD-II de KLM
juste pour me prouver à moi-même que je suis incapable de
faire défaut à une ville.
Mensonge. J'ai traversé la flaque pour connaître in situ le fantasme
de Lisboa.
Ou plutôt, le poète qui vécut comme s'il avait été
un personnage et pas un nom.
Pour ceci, par fidélité, la première chose que j'ai faite a été de monter au
mirador Santa Justa
et regarder, regarder, regarder jusqu'à ce que la pluie et la poussière
réalisent le miracle.
[...]
2
[...]
Mais il me parla plus du démiurge orthonyme, de Fernando
Pessoa lui-même,
de la statue de bronze qui avait été différents types
fourrés en un,
du zéro à gauche qui avait voulu être toutes les
vies de Lisbonne,
du petit homme chétif qui aimait l'intranquillité et les
idées platoniques
et du poète sédentaire qui écrivait en portugais pour être
plus cosmopolite.
Lui, qui avait fait de la timidité une aristocratie de la
pensée
et de la pensée une façon pénétrante de se rire de la
misère humaine,
me dit à l'oreille que l'oeuvre d'art est d'abord oeuvre et
ensuite oeuvre d'art
et qu'avoir des opinions est la meilleure preuve de
l'incapacité d'en avoir.
[...]."

Je me suis souvent dit que j'allais devoir porter le deuil des villes que j'apprécierais, mais sans plus, à cause de la passion que j'ai pour Lisbonne.

Et puis voilà que nous sommes arrivés à Valparaíso, ce mélange de Lisbonne, de Grenade et de Gênes; un cocktail secoué fort et à différentes reprises, étalé sur 1001 collines, avec des otaries et des pélicans au bord de l'eau, pour davantage de dépaysement.



En espagnol, rive (rivage) se dit "orilla". Cela me plaît infiniment qu'on y entende une oreille, donc de l'écoute, donc ces phrases de Gary dans "Chien blanc", l'ouvrage grâce auquel cet homme m'est aussi devenu une omniprésente figure fraternelle:

« J’écris ces notes à Guam, face à mon frère l’Océan. J’écoute, je respire son tumulte, qui me libère : je me sens compris et exprimé. Seul l’Océan dispose des moyens vocaux qu’il faut pour parler au nom de l’homme ».

Le premier matin que nous avons passé à Valparaíso, alors que nous étions dans la cuisine, Vale m'a demandé ce que j'avais envie d'écouter.

"On pourrait mettre Radio Fip."

"Radio comment?!?"

"FIP, F, I, P."

Et voilà la voix d'Amalia, suivie de celle de Misia, puis des titres de Dead Combo et de Buraka Som Sistema. C'était une émission consacrée à Lisbonne.



A Lima, dans l'auberge où nous sommes restés une petite semaine, il y avait un jeune Allemand, venu depuis Santiago à vélo, en passant par La Paz. Alors qu'il me notait ses coordonnées, je lui ai demandé s'il avait en tête un poème. Il a réfléchi, n'a d'abord rien trouvé, puis lui sont revenus quelques mots d'un poème d'Herman Hesse, qu'il m'a tracés d'une superbe écriture, tout en respiration et finesse:

"Und jedem Anfang wohnt ein Zauber inne,
Der uns beschützt und der uns hilft, zu leben."

J'en ai retrouvé l'intégralité sur la Toile, il s'agit de "Stufen" (Étapes), mais pas de traduction satisfaisante; alors je me suis attelé à la tâche, ce qui donne, pour le paragraphe en question, à peu près ceci:

"Wie jede Blüte welkt und jede Jugend
Dem Alter weicht, blüht jede Lebensstufe,
Blüht jede Weisheit auch und jede Tugend
Zu ihrer Zeit und darf nicht ewig dauern.
Es muß das Herz bei jedem Lebensrufe
Bereit zum Abschied sein und Neubeginne,
Um sich in Tapferkeit und ohne Trauern
In andre, neue Bindungen zu geben.
Und jedem Anfang wohnt ein Zauber inne,
Der uns beschützt und der uns hilft, zu leben."

"Comme chaque fleur fane et chaque jeunesse
S'efface dans l'âge, chaque étape de la vie fleurit,
De même que fleurit chaque sagesse et chaque vertu
En son temps, sans possibilité de durer éternellement.
A chaque appel de la vie le cœur doit être prêt
Au départ et au recommencement,
Pour s'engager avec bravoure et sans porter le deuil
Dans d'autres liens, nouveaux.
Et chaque commencement abrite un charme,
Qui nous protège et nous aide à vivre."


Comme le rappelle Lukas Bärfuss dans cette émission à l'occasion de la parution des lettres de Walter Benjamin sur la littérature, übersetzen signifie traduire, mais aussi traverser.

  
Traversée donc mouvement, et risques, et accostage sur une autre rive, avec beaucoup d'eau qui a coulé dans l'intervalle, et avec un point-de-vue forcément différent, sur tout; sur le tout et sur les détails le composant.

Henri Calet a écrit un livre superbe, où il parle, comme presque toujours, de sa ville, intérieure et extérieure, Paris; cette merveille s'intitule "Le tout sur le tout". On y trouve ceci:

"Les souvenirs sont comme des lianes; il faut se méfier de ne pas trébucher à chaque foulée."

dimanche 29 mai 2016

de l'omniprésence des trompe-l'oeil



Celle qui était notre guide, pendant la randonnée jusqu’à la Laguna 69, enseigne aussi le Quechua. Elle m’a expliqué que c’est une langue plurielle (six variantes dialectales), "académiquement réglementée" mais difficile à écrire puisque certains sons ne correspondent à aucun signe. Elle m’a surtout dit combien la rendait triste le fait que de nombreux jeunes en aient honte, à tel point qu’ils refusent de la parler.

« Je tente de leur expliquer que c’est notre langue, davantage que l’espagnol, arrivé avec les colonisateurs, mais ils ne comprennent pas à quoi sert d’avoir une conscience historique, ni combien le Quechua dit mieux de nombreuses choses nous reliant à notre terre et à notre culture. »

Elle a continué en me disant que l’enseignement, ici, est de plus en plus privatisé, le secteur public perdant chaque année de son attrait et de sa valeur, que ce soit pour les élèves ou pour les enseignants. Quant aux deux candidats à la présidentielle en lice au deuxième tour (Keiko, d'origine japonaise, fille d'Alberto Fujimori, président du pays pendant dix ans, aujourd'hui en prison pour 25 ans à cause de tous les délits commis quand il était au pouvoir, et PPK, cousin de Godard, ayant des ascendances polonaises, allemandes, suisses et françaises), ils ne vont en rien changer quoi que ce soit à ce niveau-là. Le taux de votes blancs, au premier tour, a frôlé les 20%; c'est le chiffre officiel, mais il serait plus élevé selon certains.

- Dans un "collectivo" (petits bus qui sillonnent les villes), à Ayacucho, j'ai lu, par-dessus l'épaule d'une étudiante, un tract invitant à voter blanc "contre la farce électorale", pour indiquer dans les urnes qu'il y a 25 ans qu'une immense partie du peuple ne sent pas représenté par les gouvernements successifs. -

« Alors j’insiste auprès de ces jeunes pleins d’ambition qui dénigrent le Quéchua, je leur dis que s’ils deviennent avocat, ou peu importe quelle profession, il y a une partie des personnes qui vivent ici avec lesquelles ils ne pourront même pas parler. Parce que dans les petits villages, ici, bien des paysans ne comprennent pas vraiment espagnol. »

J'ai songé alors à la Tunisie, toujours présentée comme bilingue par ceux qui ont étudié et ceux qui la représentent à l’étranger, alors que je constate à chaque fois que je vais à Teboulba combien cela signifie mettre de côté une partie importante de la population, et du coup l'information qu'ils reçoivent, soit la base d'un système qui se veut démocratique.

La Tunisie s’est aussi invitée dans mes réflexions quand je lisais le dernier livre de Juan Marsé, « Esa puta tan distinguida » (« Cette pute si distinguée », un roman où, comme le dit l’auteur, « rien en lui n'est ce qui paraît, à commencer par le titre », qui fait référence à la mémoire). Le narrateur, qui doit écrire un scénario sur un fait divers datant des années 40, constate que bien des mots n’étant désormais plus soumis à la censure souffrent encore de l’interdit qui a pesé sur eux pendant des années. Ils ne parviennent pas à reprendre un sens qui ne soit pas comme perverti.

La liberté d'expression, au Pérou, nous a donné l'occasion de voir une manifestation contre l'autorisation du mariage gay, à Cusco. Au nom des lois de Dieu, qui a créé des hommes et des femmes pour qu'ils fassent des enfants, par pour qu'ils se comportent comme des déviants. Étrange de voir ces personnes, pour une bonne partie en habits traditionnels, défiler pour défendre des valeurs du Pérou calquées sur une religion qui s'est déversée dans tout le Continent avec une violence inouïe. Difficile de ne pas être infiniment triste en voyant des enfants d'à peine cinq ans tentant de porter des panneaux avec des slogans haineux.

"Quand les Espagnols sont arrivés pour défier les Incas, ils ont anéanti une civilisation qui avait un savoir immense, une connaissance vertigineuse des constellations et des connaissances fabuleuses en construction. Les Européens, quant à eux, pensaient encore que la terre était plate comme une pizza."

C'est ce que nous a dit, en riant, un guide de haute montagne rencontré dans une situation plutôt rocambolesque.

Juan Marsé, en introduction de son roman, dit pour sa part ceci:

"Je suis quelque chose de plus que laïque, je suis décidément anticlérical. Tant que l'église catholique ne demande pas pardon pour sa complicité avec la dictature franquiste, me déclarer anti-clérical est le moins que je puisse faire. Je jouis d'une "clergo-phobie" salutaire depuis ma plus tendre adolescence."

Lizza Bogado, une chanteuse paraguayenne, est venue en concert à Lima. Une bonne partie de son répertoire est en guarani, parce que quantité de choses qu'elle ressent, elle ne peut pas les dire en espagnol.

Tout ceci, à quoi s'ajoutent les slogans des candidats s'étalant partout, en ville ou à la campagne, sur le moindre centimètre disponible; 


eh bien tout ceci, je l'avoue, me donne plutôt envie d'apprendre le Quéchua que d'approfondir mon espagnol.

Je laisse le mot de la fin à Eduardo Galeano, par l'intermédiaire d'un des textes brefs de son recueil posthume "El caçador de historias":

« Quand les conquérants espagnols mirent pour la première fois le pied sur les sables de Yucatán, quelques natifs sortirent à leur rencontre.

Selon ce que conta le frère Toribio de Benavente, les Espagnols leur demandèrent, en langue castillane :

  - Où sommes-nous ?!? Comment s’appelle cet endroit ?!?

Et les natifs répondirent, en langue maya yucatèque :

   - Tectetán, tectetán.

Les Espagnoles entendirent :

       - Yucatán, Yucatán.

Et depuis lors, ainsi s’appelle cette péninsule.

Mais dans leur langue, les natifs avaient dit :

        - Je ne te comprends pas, je ne te comprends pas. »


dimanche 15 mai 2016

un regard à quoi accrocher ses paroles

« C’est seulement la soupe que je n’aime pas. » Il faisait de grands gestes des bras, agitait l’ensemble de son corps avec une certaine grâce. Buvait de temps en temps une gorgée, mordait dans son bocadillo. Il avait tout un public pour lui, mais personne ne lui prêtait attention, chacun était occupé à manger ses tapas et à se désaltérer.

« C’est seulement la soupe que je n’aime pas. » Il répétait ça un peu comme un mantra, cherchant un regard à quoi accrocher ses paroles. Mais non, rien, personne, elles continuaient de se noyer dans son pichet de plus en plus vide, de rejoindre les miettes éparpillées autour de son assiette. Lui semblait ne pas s’en préoccuper. Ses mots pouvaient bien aller s’échouer où bon leur semblerait, tant qu’on ne lui donnait pas de soupe, il pourrait continuer sa chorégraphie sans grande contrariété.

On en a croisé plusieurs comme ça, dans un état de décrépitude plus ou moins avancé. Faut dire aussi qu’on les cherchait un peu, à force de n’entrer que dans des cafés avec vues sur le passé.

J’ai pris comme toujours un malin plaisir à zigzaguer à pied dans des zones relativement excentrées, observant et flairant ce qui se laissait capter, m’asseyant longuement sur bancs et terrasses avec un journal ou un livre en guise de coussin (au propre) ou de couverture (au figuré).

J’ai aussi regardé des bouts de match, notamment la demi-finale entre le Bayern et l’Athlético, dominée outrageusement par des Allemands brillants et inspirés, sans succès. Deux jours plus tard, un chroniqueur de « La Vanguardia » rappelait combien il est vain de demander au foot que la justice soit respectée. Selon lui, quels que soient les choix tactiques opérés, ce qu’il faudrait se demander, étant donné qu'on n’est jamais sûr de gagner, c’est plutôt comment on aimerait perdre. 

Je me suis dit que dans le voyage, on était donc privilégiés, puisqu'il y a une manière simple, si ce n’est de gagner à chaque fois, pour le moins de ne jamais se perdre: il s’agit simplement de ne pas savoir où l’on veut aller. Même si à ce petit jeu-ci la manière compte aussi.

C’est sur ce principe qu’on a commencé à chercher deux billets pour traverser la Gouille Atlantique, et qu’on s’est retrouvés à en imprimer pour le Pérou, parce que finalement Trujillo, on s’est dit que c’était sans doute un excellent endroit pour se promener sans attentes particulières.

Eduardo Galeano, qui était un grand amateur de football, rappelle, dans son introduction aux «Enfants des jours », que les Mayas estimaient que c’est le temps qui fonde l’espace, pas l’inverse. J’ai donc été très content quand Vale m’a dit qu’elle ne trouvait pas Lima, dans les fuseaux horaires. Et puis de toute façon, comme on a décidé de le prendre, le temps, à nous de modeler notre environnement et notre manière de nous y fondre. 

Galeano ajoutait qu’il était certain que chaque journée recelait au moins une bonne histoire.

Le premier jour de notre arrivée, je suis allé la chercher en courant, la fleur-au-fusil (ou disons le sourire-au-basket), comme à mon habitude. J'ai visé la mer, confiant. Puis, petit à petit, je me demandais si c'était vraiment une bonne idée d'être là où je me trouvais. Il y avait quand même beaucoup de chiens et pas tellement d'être humains. Alors j'ai fait demi-tour, l'air de rien,

- Ne panique pas, couillon, autrement ils vont sentir que t'as les chocottes et s'exciter d'autant plus -

et suis reparti en direction de notre appartement. J'avouerai tout de même avoir ressenti un certain soulagement quand la zone des clébards zonards n'était plus qu'un souvenir poussiéreux dans ma tête de téméraire de la foulée urbanistique.

jeudi 28 avril 2016

Pourquoi, vous nous visiez?!?

"Alors, m'sieur, on va contre l'hiver ou contre l'été?!? On sait plus, on va encore avoir de la neige et des merdolées, vous verrez. C't'année, c'est pas la première, tout est sens d'ssus d'ssous."

La scène se déroulait dans un tea-room de Vevey un peu défraîchi, le vieux gaillard était sur le départ.

"J'voulais vous donner kèkechose, parce que vous le méritez. J'étais sûr que j'avais 50 centimes en poche, mais rien; encore un coup du Diable."


Sa silhouette bossue, goutte au nez, était chapeautée d'un "Loupo" militaire servant normalement aux longues marches ou veillées d'hiver. Il s'en allait, scandant son avancée laborieuse à petits coups de béquilles.



C'était une de mes dernières matinées dans le coin, c'était dimanche et j'avais copié dans mon petit carnet quelques lignes de la chronique de Gallaz, dégotées en survolant Le Matin; il y déplorait les "représentations obsessionnelles du cadrage et de la cible qui règnent de nos jours à l'échelle de la planète."  



Sortir du cadre et de la cible, voilà ce qui se profilait pour Vale et moi; et puis cette histoire de cadre et de cible, ainsi que les adieux émus que nous allions enchaîner, tout ceci me fait penser à Bashung: 

"Je t'ai manqué? Pourquoi, tu me visais?" 

C'était le 20 mars, une semaine après, on filait en Italie, où on a virevoituré trois jours avant d'embarquer pour la Tunisie, à Civitavecchia, la ville où Stendhal a été Consul de France, la ville où il a commencé à écrire plusieurs livres qu'il n'a jamais terminés. 

La ville où j'ai pu, pour ma part, enfin remettre mes sandales tant aimées.



On avait opté pour la traversée en bateau depuis ce port situé pas très loin de Rome pour des raisons budgétaires, mais aussi pour tester nos matelas gonflables achetés en vue de nos périples outre-Atlantique. Comme je suis un champion du monde qui ne se refait pas, le mien était resté à Champagne. A l'heure de dormir, je me suis donc improvisé de quoi m'isoler un chouilla du sol ma foi bien froid, puis me suis recouvert les yeux avec un T-shirt, histoire d'échapper à une lumière plutôt agressive.

La nuit a un peu remué le bateau, ou l'inverse; le dodo a été approximatif et fugitif. Levé à l'aube, je n'ai pas manqué d'être impressionné par la petite assemblée, en retrait, en train de prier près d'un miroir. Je les regardais d'un œil, de l'autre je lisais "A quoi bon la révolution si je ne peux danser", d'Ece Temelkuran. Assez vite, dans le roman, une des protagonistes, une jeune danseuse tunisienne, déplore le fait que, tyran au pouvoir ou pas, le religieux se fait toujours sentir de tout son poids, et il y a encore bon nombre de cafés où elle n'a pas le droit d'aller, et puis sa famille rêve de la voir mener une vie normale, à savoir se marier et blablabla. 



On entendra, pendant et après notre séjour, des échos très différents au sujet de la contre-révolution. Il suffit de quelques discussions et d'un peu de sens de l'observation pour balayer les synthèses proposées un peu partout, qu'elles soient manichéennes ou pas.

Ça, c'est pour le côté de la réflexion; pour ce qui est des émotions, me concernant, je suis sur place très vite une espèce de cabinet de curiosités oscillant entre anxiété, amusement et désolation.

D'ailleurs, à peine arrivés à Tunis que déjà Vale 

"J't'ai jamais vu comme ça." 

constatait l'état étrange dans lequel me met ce pays, comme fermé sur moi-même à trouble tour, incessamment aux aguets. 

On était à la Goulette, où mon beau-frère allait venir nous récupérer; j'avais de la peine à profiter de la vue sur la mer qui, nous bordant, me débordait.

Le lendemain, cap sur Teboulba. Cette bourgade, où mon père a grandi, est l'antithèse du terme "accueillant". Un village de pêcheurs devenu une petite ville industrielle peuplée de regards peu bienveillants.

Nous y sommes restés une petite semaine, entre lectures, pseudo-mariage et vadrouilles-express; Vale prenant de plein fouet ce que c'est que de sentir absolument étranger quelque part. 



Et puis découvrir Sousse, en avril, sans touristes, avec tout juste quelques échoppes ouvertes, dans la médina, voilà qui n'améliorait pas la morosité ambiante.


On a fini notre séjour tunisien à Tunis, chez un de mes cousins. Il a eu la bonne, que dis-je? l'excellente idée de nous emmener pas très loin de Bizerte, où la nature verdoyante et des autochtones plus sereins ont contrasté joyeusement avec les heures parfois pénibles vécues auparavant.

On a repris la bateau avec la confirmation, pour moi, de cet étrange goût en souche, quand je me retrouve du côté paternel de mon sang. Réussirai-je un jour à nouer avec cette terre une certaine complicité? J'allais écrire "évidence", mais évidence il y a, et, de toute évidence, cela ne suffit pas. Il faudra(it) la langue, peut-être. 

Ou plus modestement m'en remettre aux propos de cet ami, qui m'a écrit 

- Je lui avais envoyé de Teboulba un poème traduit du portugais. Il s'agissait d'une adresse à ses livres de Manuel Antonio Pina; il leur y dit entre autres ceci: "Vous me prenez donc par la main, comme nous prennent par la main les enfants: sans s'en apercevoir."  - 

ne pas croire à la réconciliation avec soi dans son entier, que se tolérer suffisait largement.



"Ensuite, c'est un subtil équilibre à trouver entre la haine et l'ironie. Entre le combat et la grâce." C'est Joseph Incardona qui note ça dans Permis C

Pas dans le même contexte, encore que.



De retour en Suisse, il y a eu les derniers souffles, dans la configuration estampillée 2015-2016, du "goût de l'ignorance", un projet qui me tient tout particulièrement à cœur, et à propos duquel j'espère réussir à griffonner quelque chose.

Vendredi 22 avril, je prenais le train pour Paris, où j'avais envie de voir des personnes que j'aime, puis faisais un crochet par Bruxelles et Liège, pour les mêmes raisons. 


A côté de moi, quand je me rendais en Belgique, une fillette de 5 ans, qui dessinait un chat. 

"T'as vu, y dort comme mes feutres, quand j'les utilise pas?!?" m'a-t-elle annoncé. 

J'ai pensé à la petite Nora, qui prétend que je suis "dzimboum", parce que je dis toujours des bêtises. J'ai pensé à tous les migrants dormant dehors, à Paris; je me suis demandé s'ils dessinaient, quand ils étaient des enfants. Je me suis demandé s'ils avaient eu l'occasion d'être des enfants. Je me suis demandé comment ils faisaient pour ne pas devenir vraiment dzimbadaboum.



"Alors, m'sieur, on va contre l'hiver ou contre l'été?!? On sait plus, on va encore avoir de la neige et des merdolées, vous verrez. C't'année, c'est pas la première, tout est sens d'ssus d'ssous."





M'est souvent revenu en tête le drôle d'oiseau de Vevey, parce que pour ce qui est des "merdolées", j'ai été servi, surtout chez les compatriotes du grand Jacques; même eu le droit à des intermittences de grêle. Et puis quelques scènes ne débordant pas de joie de vivre.

"J'ai tellement difficile à marcher, j'aimerais mieux mourir demain. A quoi je sers?!? Rien. Qu'est-ce que je sens, qu'est-ce que je goûte?!? Rien. L'autre jour, mon chien a pissé sur mon lit, eh ben j'ai même pas senti. Vous trouvez que c'est une vie?!?."

Elles étaient quatre, vraisemblablement nées pendant l'entre deux-guerres, à s'arroser généreusement le gosier. Je mangeais en solo dans un troquet liégeois. Peu avant, une avait balancé "Aide ton voisin, y t'chie dans la main."



Il y a un peu de cette grisaille, dans "Les habitants", de Raymond Depardon, que j'ai eu la chance d'aller voir au Louxor en présence de son auteur (Merci Manel). Il a invité des personnes, dans différents lieux en France, à venir continuer la discussion qu'ils étaient en train d'avoir en extérieur dans une caravane. Une caméra discrète recueillait alors leurs échanges pendant une trentaine de minutes. Aucune indication n'était donnée, aucune question posée. Le résultat ne se veut pas exhaustif de quoique ce soit, mais la tonalité d'ensemble n'est pas folichonne, loin s'en faut. Et l'aperçu sur les rapports hommes-femmes est carrément affligeant, peu importe l'âge des protagonistes.

Après ce nouveau petit crochet parisien, j'ai décidé de prendre le bus pour Barcelone, où m'attendaient les bras, les sourires et les premiers mots en espagnol de Vale.




Grâce à super Patri, on a vite été accueillis par un couple fabuleux 

- madame parle beaucoup, beaucoup, beaucoup; monsieur (il a quelques chose  de Clint Eastwood), plus en retrait, observe, sourit, balance parfois une remarque avec une voix qui en impose d'emblée, puis retourne à un silence joyeux et attentif -,

qui habite dans le quartier de Carmel, où se passent presque tous les romans de Juan Marsé, un écrivain espagnol, contemporain de la Cri-Cri, dont l'oeuvre est une de celles qui ont marqué durablement la deuxième moitié du siècle dernier, ainsi que l'entame de celui-ci.



Il raconte avoir un "besoin physique" de ces collines ("montatitas" nous a dit Meri), des images et des histoires qui y sont liées; sans elles, impossible d'écrire, comme il l'a constaté lors des deux ans passés à Paris dans sa jeunesse.




Et moi, besoin de quoi pour 

manger moins vite

aboutir un de mes chantiers de traduction

réussir à rester quelque part

enrober le pied-du-jura dans un papier de mots et d'amour contrarié

parler plus fort

dessiner ces racines mystérieuses que le Portugal a plantées dans ma poitrine

jouer plus souvent au ping-pong

sourire tranquillement à mes incompatibilités avec l'autre côté de la méditerranée

devenir papa

?!?

Besoin de sentir ce Paraguay qui a tant chamboulé le Georgy, mon grand-papa de Champagne?!? Besoin de vivre un peu de l'Argentine et de ses stades mythiques?!? Besoin de manger du ceviche dans un troquet péruvien?!? Besoin de me fantasmer ouvrant un café-littéaire à Valparaíso?!? 

Je ne crois pas, non. Tout est là, dans le regard, le cœur et au bout des doigts. Alors quoi?!? Alors profiter de notre envie d'aventures partagées, avec Vale, pour continuer d'aiguiser notre curiosité, nourrir notre empathie et notre capacité à ne pas regarder une situation avec des œillères.



J'en reviens toujours à Gonçalo M. Tavares, pour qui chaque livre représente quelques grammes de lucidité. 

Il lit pour se rapprocher toujours un peu plus de son propre poids. 

Mais attention, ajoute-t-il, si vous croyez que la lucidité signifie comprendre le monde qui vous entoure, pour moi (lui), c'est exactement le contraire.

Alors voyager pour les mêmes raisons, pour prendre soin de notre multiplicité, pour accepter que le réel est infiniment compliqué et que quantité de réalités y sont imbriquées.

Il y a cela à transmettre, entre 1001 autres merveilles et questions en cascades.  

Accepter de dire "je ne sais pas".

Refuser les généralités. 

Refuser de dire "les gens". 

"Les gens" n'existent pas.

De minuscules géants, oui, par contre, beaucoup; gageons qu'on va en rencontrer quelques uns.